Maroc : des ouvrières agricoles s’organisent contre l’esclavage
Derrière les vitrines des exportations marocaines de produits alimentaires et cosmétiques se cache la misère d’un million d’ouvrières et ouvriers agricoles. Des femmes et des hommes réduits à l’esclavage moderne et qui s’organisent et combattent quotidiennement pour arracher leurs droits et sauvegarder leur dignité.
Le cas des ouvrières et ouvriers agricoles de la société « Les Arômes du Maroc » est frappant. Travaillant depuis plusieurs décennies dans la cueillette de plantes, fruits et bourgeons aromatiques, ces paysannes d’origine vivent une pauvreté extrême. Ils subissent des pratiques moyenâgeuses qu’on croirait révolus : travail forcé, rémunération en-deçà du Salaire Minimum Agricole Garanti SMAG (5,63 EUR) et même en deçà du seuil de pauvreté, journées de travail surchargées, prêt d’ouvriers à d’autres exploitations etc..
La société recourt à un système de rémunération, interdit par la loi, qui combine entre salariat et travail à la tâche. La rémunération est définie non pas en fonction du nombre d’heures travaillées mais en fonction de la pesée des récoltes. En fixant des objectifs de cueillette impossibles à atteindre, la société fait en sorte que la rémunération n’atteigne pas le salaire minimal.
Au côté du travail “contractuel” (puisqu’il n’y a pas de contrats de travail), les ouvrières agricoles sont obligées de cumuler d’autres travaux de nettoyage et de cueillette dont la rémunération quotidienne, documentée par des fiches de paie que nous avons consultées, est réduite à des montants dérisoires : 1 à 5 dirhams (1 dirham = 0.08 euro). Une ouvrière explique : « Pour garder notre travail, nous sommes obligées de faire d’autres tâches et corvées comme le nettoyage. Nous travaillons toute la journée dans la cueillette de bourgeons, très légers, que nous devons sélectionner pièce par pièce. Au meilleur des cas, le poids ne dépasse pas un kilogramme par personne et par jour alors que la société nous demande cinquante kilogrammes pour être payées à la journée. Nous recevons donc un cinquantième du salaire minimal journalier ».
Entre travaux contractuels, travaux supplémentaires et temps d’attente du paiement, les journées de travail atteignent jusqu’à 14 heures pour une rémunération qui ne couvre pas les besoins de subsistance. A cela s’ajoutent d’autres pratiques scandaleuses : les ouvrières sont prêtées à la ferme voisine d’un prince émirati, où elles sont obligées de se rendre sans moyen de transport. Les équipements de sécurité (pour monter dans les arbres ou traiter les plantes épineuses par exemple) sont inexistants.
En plus, les ouvrières et ouvriers sont privé.e.s de leur droit à une pension de retraite. Les plus âgés continuent à travailler. Un ouvrier, à l’âge de retraite et après 30 ans de service, a été surpris de constater qu’il n’a pas cumulé les 3240 jours de travail déclarés requis pour recevoir une pension. La société a “omis” de le déclarer à la sécurité sociale en “récupérant” au passage sa contribution salariale. Les autres ouvrières et ouvriers, alarmés par cette découverte, ont vérifié et constaté que le cas n’est pas isolé. « sans retraite et sans prime d’ancienneté, je suis obligé de travailler comme un jeune mais je n’ai plus la force » déclare un vieil ouvrier agricole.
Ainsi, ladite société prive illégalement ses ouvrières et ouvriers du régime général de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale, d’un côté. Et de l’autre, ils ne peuvent pas bénéficier du Régime d’Assistance Médicale (Ramed), un régime de sécurité médicale destiné aux plus pauvres et auquel les salariés ne sont pas assujettis.
Ils se retrouvent, donc, sans aucune couverture en cas de maladie et encore moins en cas de maladie professionnelle. Une ouvrière de la société témoigne : «je suis retournée au travail aussitôt après avoir subi une opération d’ablation du sein. J’ai supporté tous les coûts du traitement en recourant à la charité ». Par crainte de licenciement, certaines ouvrières cachent leur grossesse le plus longtemps possible (en aplatissant leur ventre avec une ceinture!) et retournent au travail juste après l’accouchement : « Ils m’ont refusé le congé maternité. J’ai pris mon nourrisson au travail, il fallait qu’il se mette au travail lui aussi » ironise une ouvrière agricole. Au niveau national, le taux de salarié.es agricoles déclarés à la sécurité sociale ne dépasse pas 22 % dont seulement 30 % sont déclaré.es 12 mois par an.
Le transport des ouvrières agricoles pose également un sérieux problème partout dans le pays. Les ouvrières sont le plus souvent entassées debout dans des véhicules de transport de marchandises, sans respect des normes de sécurité. Les accidents de transport sont fréquents et laissent plusieurs décès et des dizaines de blessées et d’invalides parmi les ouvrières chaque année.
Le travail de la Fédération Nationale du Secteur Agricole
Si de telles pratiques continuent à exister dans le silence, c’est parce que nous touchons à un sujet tabou. Le propriétaire de la société n’est autre que la famille royale. La société appartient aux Domaines Agricoles, qui portaient jusqu’en 2011 le nom des Domaines Royaux. Un syndicaliste de la FNSA explique : « Dans le cadre de la réforme agraire, des terres appartenant à l’État sont transférées au secteur privé dans un « partenariat privé publique » (PPP). La famille royale a eu la part du lion, que ce soit en termes de superficie ou de qualité du sol. Les cahiers de charges qui réglementent la redistribution des terres négligent le volet social lié à la permanisation des emplois, au respect du code du travail et à la protection des acquis sociaux des travailleurs et travailleuses agricoles.
En 2003, une révision de cahiers de charges sous l’impulsion des syndicalistes de la FNSA, a été actée sans qu’elle ne soit réellement appliquée. En effet, l’Agence de Développement Agricole (ADA), l’autorité tutrice des terres agricoles de l’État transférées au secteur privé, n’a pas un pouvoir de dissuasion. En cas de violations avérées liées à l’investissement ou aux lois sociales, l’ADA a recourt à la justice qui demeure incapable face aux géants du secteur privé, liés étroitement aux centres de décision économique et politique.
Face à des sociétés agricoles prédatrices, un cadre légal insuffisant et non opérationnel, une justice acquise au capital et à un mouvement syndical bureaucratisé, la FNSA a cherché d’autres voies de lutte. L’année 2011 a été marquante : un souffle d’émancipation s’est propagé dans toute la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Les ouvrières et ouvriers agricoles ont mené un long combat contre les Domaines Agricoles dans plusieurs régions du Maroc. Organisés au sein de la FNSA, ils ont observé des sit in et des protestations pendant plusieurs mois. La FNSA a scellé des alliances dans la société civile et politique marocaine : Association Marocaine des Droits Humains, forces démocratiques, syndicats d’étudiants, organisations internationales, médias etc. « Nous avons consacré un grand effort à la cause des ouvrières et ouvriers agricoles. Nos alliés nous ont aidés à lui donner une visibilité nationale et internationale. Les revendications ne dépassaient pas le seuil de ce qui est légal mais la répression a été sévère. Les grèves des travailleurs étaient brisées par la force publique et laissaient nombreuses et nombreux blessé.e.s. L’article 288 du code pénal était utilisé pour poursuivre les grévistes en justice et les emprisonner ». L’article qualifie les grèves d’ «entrave à la liberté du travail » et les punit d’un mois à deux ans de prison.
Cependant, les changements n’ont été que cosmétiques. Certes, L’utilisation de l’article 288 du code pénal n’est plus systématique, mais l’entreprise en question a fait davantage d’efforts en communication qu’en amélioration des conditions du travail. « Nous développons et transformons les plantes les plus prestigieuses dans le respect total de l’Homme et de la Nature », peut-on lire sur son site web.
La FNSA parie sur une prise de conscience chez les travailleuses et travailleurs agricoles. La grande majorité parmi eux ne sont pas syndicalisés ou ne croient pas à la crédibilité des syndicats longtemps usée par la bureaucratie et l’arrivisme. Quand les ouvrières agricoles du site de Maaziz « des Arômes du Maroc » se sont résolues à créer un syndicat en 2016, elles se sont heurtées à la bureaucratie syndicale proche du pouvoir. A leur deuxième tentative, elles ont rencontré la FNSA et le bureau syndical a pu se créer malgré l’intimidation. Après un an de lutte, elles ont réussit à préserver leurs emplois et leur bureau syndical. Un syndicaliste explique : « le secteur des travailleurs agricoles est très difficile. Il s’agit d’une classe sociale précaire et rurale dans un pays où la ruralité est qualifiée de « Maroc inutile » pendant et après la colonisation. Les chances de travail et d’un revenu régulier sont rares. L’intimidation et la menace de perte de l’emploi les dissuadent de s’affilier à des syndicats et à défendre leurs intérêts. Les entreprises agricoles s’acharnent contre les travailleurs syndicalisés, qui sont selon elles des mauvais exemples pour la masse des travailleurs».
La préservation des emplois et du bureau syndical sont en soi une victoire pour les cadres de la FNSA. Dans de nombreux cas, les membres des bureaux syndicaux des ouvrières et ouvriers agricoles sont licenciés dès la déclaration desdits bureaux. Ainsi, le taux de syndicalisation parmi les ouvrières et ouvriers agricoles au niveau national ne dépasse pas 0,5 % en 2017.
La suite ? «Nous passerons à l’offensive en ce qui concerne les ouvrières des « Arômes du Maroc » à Maaziz. Au niveau national, nous multiplierons les efforts de formation et d’organisation des ouvrières agricoles, et continuerons de dénoncer les traitements qu’elles subissent. Notre objectif est de quadrupler le nombre de syndicalisées d’ici cinq ans» déclare le secrétaire général de la FNSA. La fédération a organisé une campagne de dénonciation des conditions de travail scandaleuses, où elle a envoyé des lettres accompagnées de milliers de signatures aux responsables concernés, des lettres restées sans suite. La fédération et aussi les ouvrières sont alors arrivées à la conclusion que seul un syndicat fort et organisé peut arracher les droits des travailleurs et sauvegarder leur dignité.
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