Au Maroc, les paysannes en première ligne contre l’emprise de l’agrobusiness

En octobre 2023, La Via Campesina a publié un communiqué suite à la manifestation organisée par la Fédération Nationale du Secteur Agricole (FNSA-UMT), son organisation membre au Maroc. Ce communiqué dénonçait le régime marocain pour avoir approuvé des investissements de plusieurs millions destinés à des dizaines d’entreprises, accordé des prêts aux propriétaires terriens marocains et octroyé des subventions publiques dans le but de « soutenir la production agricole pour l’exportation au service des marchés étrangers ». L’accord entre le Maroc et l’Union Européenne (récemment annulé par les tribunaux) a joué un rôle clé dans ce système. Dans ce contexte, l’industrie agroalimentaire espagnole devient de plus en plus influente dans le pays d’Afrique du Nord, où près de 400 entreprises sont implantées. Leur objectif est de réduire les coûts et d’exporter vers l’Europe à des prix très bas.
L’organisation syndicale a également dénoncé les dommages causés par cette politique agricole aux petit·es paysan·nes, et en particulier aux femmes paysannes et ouvrières agricoles. Ces dernières, qui constituent la majorité des travailleuses du secteur agricole, subissent les pires conditions de travail : emplois temporaires sans couverture sociale, discriminations salariales et accidents de travail.
L’industrie agroalimentaire espagnole devient de plus en plus influente dans le pays d’Afrique du Nord, où près de 400 entreprises sont implantées.
Le prix des exportations alimentaires vers l’Europe
Karima El Fouari, née dans la commune d’Ouezzane, dans le nord du Maroc, une région montagneuse du Rif pratiquant une agriculture traditionnelle de subsistance dépendant uniquement des pluies, a migré il y a quelques années vers le sud, à Agadir, pour travailler dans le secteur des agrumes et aider financièrement sa famille. Elle est membre de la FNSA et coordonne le département non mixte du Mouvement des Femmes, qui mène des activités de sensibilisation aux droits des travailleuses paysannes marocaines.
Les conditions de travail de milliers de femmes paysannes, principales forces de travail de ces entreprises, révèlent l’absence de droits fondamentaux dans le royaume marocain. La complicité entre les employeurs locaux et leurs partenaires européens contribue à cette précarité. « Les femmes sont considérées comme inférieures, il existe une énorme discrimination salariale, elles n’ont pas accès à des postes de responsabilité et on leur interdit d’adhérer au syndicat », explique Karima El Fouari.
Dans son quotidien, Karima tente de négocier avec les employeurs et les travailleuses pour améliorer leur situation. Outre la précarité, ces femmes manquent également de protection sociale et juridique. Vivant dans des zones périphériques, éloignées de leur lieu de travail, elles doivent parcourir de longues distances souvent dangereuses pour s’y rendre : « Elles sont transportées dans des camionnettes où elles voyagent debout et sans aucune sécurité. Elles subissent de nombreux accidents. Selon la région, le trajet peut durer jusqu’à une heure. De plus, elles doivent emprunter des routes longues et risquées pour rejoindre le point de ramassage, où elles sont parfois victimes de vols ou de viols. »
Les pressions exercées sur les ouvrières agricoles en raison des accords d’exportation vers l’Europe sont accablantes. « Je me bats depuis trois ans, et j’ai l’impression de mener une guerre. Nous avons eu de graves conflits avec les grands propriétaires terriens marocains, que nous avons dû porter devant les tribunaux. C’est très épuisant. Nous disons que ces produits ne nous appartiennent pas, car ils sont imprégnés des larmes des ouvrières paysannes », souligne Karima.
Malgré les années successives de sécheresse que traverse le Maroc, l’épuisement de ses ressources en eau ne fait qu’augmenter.
Karima El Fouari dénonce comment certaines entreprises établies dans l’État monarchique mettent en œuvre une stratégie de production avec une main-d’œuvre bon marché pour multiplier leurs profits : « Elles exploitent les travailleuses dans une région donnée sans respecter la législation agricole en vigueur. Lorsque ces femmes revendiquent leurs droits, elles ferment leurs entreprises et se déplacent vers d’autres régions pour embaucher de nouvelles travailleuses. »
Cultures gourmandes en eau et accaparement des terres par les entreprises agroalimentaires
Alors que les conditions des paysans se détériorent et que la précarité s’intensifie, l’épuisement des ressources en eau s’aggrave, malgré les années consécutives de sécheresse que traverse le Maroc.
Zohra Koubia, présidente de l’Association Forum des Femmes du Rif, a rappelé lors d’une intervention récente que la plupart des politiques agricoles du royaume sont orientées vers l’exportation. « Cela a affecté les petites familles paysannes, qui dépendaient de leurs cultures pour vivre. Le Maroc permet à des entreprises étrangères, notamment israéliennes, d’occuper des terres dans tout le pays. »
De nombreuses entreprises espagnoles et israéliennes convoitent des projets agricoles au Maroc afin de réduire leurs coûts et de se positionner sur le marché international. En décembre 2020, sous les auspices des États-Unis, le Maroc et Israël ont signé un accord de normalisation de leurs relations, malgré l’occupation subie par la Palestine. Depuis, des liens plus étroits se sont établis avec des entreprises israéliennes dans les secteurs agricole, énergétique, militaire et des communications.
Le Maroc a commencé à renforcer ses liens avec des entreprises israéliennes dans les secteurs de l’agriculture, de l’énergie, du militaire et des communications.
Mehadrin, l’entreprise israélienne leader dans la production et l’exportation d’agrumes et d’avocats, s’est installée il y a quelques mois dans le pays, lui permettant de louer 1 235 hectares pour la production et l’exportation de ce fruit tropical à faible coût. De son côté, l’entreprise malaguène AlcoAxarquia, insatisfaite de la production qu’elle possède sur son territoire, a décidé de s’implanter et de commercialiser des avocats cultivés au Maroc. Elle indique sur son site internet que ce pays figure parmi les 10 pays ayant la plus grande production du soi-disant “or vert”.
Selon des sources consultées auprès du ministère espagnol de l’Agriculture, de la Pêche et de l’Alimentation, la surface plantée d’avocats au Maroc est d’environ 7 000 hectares. Le même document remet en question la pertinence de ce type de plantation au regard des conditions climatiques de la région, compte tenu de la rareté de l’eau : “Selon les spécialistes, les arbres sont irrigués deux fois par jour, pendant une demi-heure à une heure par hectare, en fonction du type de sol (drainé ou non). Étant donné que le Maroc est un pays souffrant du stress hydrique, la question qui se pose est de savoir s’il est pertinent de continuer à développer cette culture ou non”.

En réponse à l’arrivée de l’agro-industrie, plusieurs organisations sociales et syndicales du pays dénoncent l’épuisement des ressources en eau et les conditions abusives subies par les paysan·nes ainsi que les subventions obtenues par les grands hommes d’affaires alliés aux entreprises étrangères basées au Maroc.
Luttes paysannes et alliances internationales
En octobre dernier, la FNSA-UMT a exigé une réforme agraire démocratique et populaire en faveur de la Souveraineté Alimentaire et de la justice pour les paysan·nes. En même temps, elle a dénoncé l’influence des accords internationaux injustes et la domination des multinationales dans la région.
Zohra Koubia a averti du danger de la disparition des semences locales en raison de la commercialisation croissante des semences hybrides. Dans la région d’El Rif, où elle vit, elle nous assure qu’« il n’y a pratiquement plus de semences adaptées au climat, à l’eau disponible et à notre sol ». L’arrivée des multinationales et l’accaparement de vastes étendues de terres, nous a rappelé Zohra dans son discours, vont de pair avec la perte de la culture amazighe et arabe des cultures, des savoirs traditionnels et de la gestion communale de la terre, ce qui « constitue un danger pour la souveraineté alimentaire de nos peuples ».
Malgré les grands défis auxquels fait face la campagne dans son pays, Karima est reconnaissante des efforts déployés par le syndicat pour améliorer les conditions de nombreuses travailleuses : la reconnaissance et la dignification du travail paysan et l’accès à la sécurité sociale pour les femmes membres de l’organisation ont amélioré leurs conditions, et cela grâce également au soutien des associations internationales. « Dans mon lieu de travail, la plupart de ce que nous produisons est exporté. En tant que médiateur·rices, nous essayons de faciliter la commercialisation des petit·es entrepreneur·euses afin qu’elle atteigne le client européen sans l’intermédiaire marocain, qui impose des conditions précaires aux femmes paysannes. À cet égard, nous avons des accords avec des organisations européennes adhérant à La Via Campesina qui tentent de s’assurer que nos droits soient respectés. »
Malheureusement, dans les zones où il n’y a pas de syndicats, les femmes paysannes ne jouissent d’aucun droit. L’un des problèmes auxquels Karima fait référence est la sous-traitance par des entreprises tierces : « Cette pratique se répand au Maroc. Les travailleuses dans cette situation n’ont pas le droit d’adhérer à une organisation syndicale. Celles qui partent à la retraite sont remplacées par les sous-traitées et beaucoup d’entre elles décident de rejoindre les campagnes de récolte de fraises en Huelva », précise-t-elle.
L’isolement social, l’absence de droits du travail pour les travailleuses et le taux élevé d’analphabétisme chez les femmes des zones rurales (plus de 70 %) augmentent le risque d’appauvrissement au Maroc. Karima déplore que, face à cette situation, il n’y ait pas plus de solidarité entre les organisations syndicales et sociales du pays. Mais elle est fière de dire que « nous sommes le premier syndicat à réunir les femmes travailleuses agricoles au Maroc. Grâce à l’accompagnement et à la sensibilisation syndicale, nous avons des femmes qui ont atteint un niveau de formation supérieur. Cela a été possible parce que nous avons eu le soutien des organisations syndicales de La Via Campesina, comme celles d’Espagne, par exemple, avec l’organisation de sessions de formation pour les travailleuses de notre région. Cela nous a beaucoup aidées pour revendiquer nos droits, négocier et apprendre à résoudre les conflits. »
L’énergie de Karima est inlassable, malgré les nombreuses responsabilités qu’elle assume en tant que coordinatrice du Mouvement des Femmes. Pour elle, le soutien et la formation des femmes paysannes, en plus de la sensibilisation au travail syndical, sont fondamentaux pour identifier les problèmes et chercher des solutions. « Il reste encore un long chemin à parcourir. Les droits obtenus ne sont pas suffisants, car ils ne touchent pas tout le monde. Dans les secteurs de travail où le syndicat est présent, il y a un minimum de couverture, mais les autres ne peuvent pas bénéficier des avantages et des droits que nous offrons car elles ne sont pas affiliées. »
Ce n’est pas une tâche facile compte tenu de la persécution et de la discrimination dont les femmes souffrent de la part des grands hommes d’affaires et des propriétaires des fermes où elles travaillent.
Article d’Amal El Mohammadiane Tarbift, initialement publié dans la revue Revista Soberanía Alimentaria.
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