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Argentine : Une vision paysanne, après 90 jours de gouvernement de Javier Milei

Depuis le 10 décembre, jour d’investiture à la Présidence de la Nation de Javier Milei, l’Argentine vit un processus de détérioration de sa vie démocratique, des institutions de l’État et une escalade de politiques qui sont en train de créer un processus de récession économique qui touche de plein fouet jour après jour les travailleur·euses.


Depuis le 10 décembre, les politiques de dérégulation économique touchent particulièrement les secteurs populaires en Argentine. En effet, 27 millions de personnes (57,4 %) se trouvent sous le seuil de pauvreté, quand 15% sont directement indigentes. Le salaire minimum (200 USD) a vu sa valeur réelle baisser de 14,8 % en janvier 2024. La crise s’aggrave du fait du coût des aliments qui ont augmenté de 26 % en janvier. Aujourd’hui, 20,6 % des foyers argentins présentent des signes d’insécurité alimentaire et les consommateurs et consommatrices ont payé en moyenne leurs aliments 5,6 fois le prix payé aux producteurs et aux productrices. On peut ajouter à cela le prix du litre d’essence Premium qui est passé de 349 pesos le litre à 918 pesos le litre, soit une hausse de 163 %.

La méthode utilisée par cette expression concrète de l’anarcho-capitalisme d’extrême droite, c’est de générer du chaos pour pouvoir remplir ses objectifs qui sont fondamentalement financiers. Elle gouverne au service des entreprises, et propose un cadre de débat qui repousse constamment les limites du consensus démocratique et des droits acquis par les luttes des organisations syndicales et des mouvements sociaux.

Le gouvernement Milei se fonde sur l’idée que l’État doit disparaître, et doit donc être réduit à sa plus petite expression, en laissant tout ou presque entre les mains du marché. Pour cela il organise la criminalisation des manifestations et des organisations populaires, embrasse le négationnisme en matière de terrorisme d’État de la dernière dictature militaire, propose un discours haineux et misogyne, et soutient des politiques économiques de dérégulation.

Dans ce sens, une des premières mesures a été le passage en force d’un “Décret de Nécessité et d’Urgence” (DNU) 70/2023, publié le 20 décembre 2023. Nous, le Mouvement National Paysan Indigène Nous sommes la Terre (MNCI ST), nous nous opposons à ce DNU de par son caractère autoritaire et antirépublicain, et l’identifions comme un coup porté aux institutions démocratiques.

Nous considérons ce DNU inconstitutionnel, nul et non avenu, et, autant de part le nombre de lois qu’il prétend déroger, comme par l’ampleur des changements qu’il propose, nous pensons que ce doit être au sein du Congrès de la Nationi que doivent s’élaborer les consensus fondamentaux qui représenteraient une majorité de la population. De plus, chacun des points de ce DNU bénéficie à un groupe très réduit d’entrepreneurs qui depuis toujours ont fait de la misère du peuple argentin leur fonds de commerce.

Ce DNU, qui est encore en attente de l’approbation du Congrès de la Nation, provoque déjà des dégâts de part ses mesures qui ont un impact direct sur les salaires des travailleurs et des travailleuses et qui provoquent la fermeture d’institutions de l’État qui sont fondamentales pour la vie démocratique. À coup de fausses informations et de persécution idéologique, elles laissent sur la paille des centaines de familles comme on l’a vu avec la fermeture de l’Agence d’information Télam et l’annonce de la fermeture prochaine de l’institut National contre la Discrimination, la Xénophobie et le Racisme (INADI).

Quelques points centraux du DNU sont:

-la dérogation de la Loi des Terres Rurales, qui expose à nouveau les terres et les sources d’eau à un risque accru d’accaparement par des entreprises multinationales et des fonds vautours.

-La dérogation de la loi qui réglemente l’usage du feu ouvre aussi la porte à la concentration des terres et constitue aussi un grand pas en arrière en termes d’impact possible sur les forêts, les pâtures et les zones humides, et ce dans la cadre d’une crise climatique évidente.

-Nous rejetons les critères utilisés pour réincorporer les retentions et y ajouter de nouveaux impôts sur les importations. Nous considérons que les rétentions et impôts doivent être segmentés et différenciés. Le monde rural possède une diversité d’acteurs qui doivent être traités de manière différenciée.

-Dérégulation du marché des produits alimentaires: dérogation de la loi qui réglemente la concurrence dans la chaîne de valeur alimentaire, de la loi d’approvisionnement et de l’observatoire des prix.

Autre mesure phare qu’a imposé Javier Milei est le projet de loi qu’il a appelé “Bases et points de départ pour la liberté des Argentins”, que l’on connaît sous le nom de “loi Omnibus”, et qui avait à l’origine 664 articles. Loin d’être un vrai programme économique, les différentes mesures, parfois même contradictoires entre elles, qui sont incluses dans cette loi, mettent en danger les économies régionales et menacent l’existence des coopératives agricoles, des petits et moyens producteurs, des paysans et des paysannes, des travailleurs ruraux et des travailleuses rurales et des communautés indigènes. En plus de cela, dans son premier article, cette loi donne de nouvelles facultés au Président pour qu’il puisse gouverner sans le contrôle des autres pouvoirs de l’État.

Cette “loi Omnibus” a fait l’objet d’un débat à la Chambre des députés de la Nation pendant le mois de janvier de cette année et n’a pas obtenu le consensus nécessaire pour être adoptée.

L’article 210 de ce projet de loi, est directement un cadeau pour les grandes multinationales de l’agrobusiness, puisqu’elle entérine l’adhésion de l’Argentine aux accords de 1991 de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov 91). Il mettrait en place un cadre juridique idéal pour que les oligopoles contrôlent totalement le marché des semences et donc celui de l’alimentation. Car qui contrôle les semences, contrôle la chaîne agroalimentaire, et donc la disponibilité, la qualité et le prix des aliments de tous les Argentins et les Argentines.

Sous prétexte de favoriser les investissements, ce traité ouvre la voie à la privatisation des semences qui sont la propriété des peuples, des familles paysannes et indigènes, qui, génération après génération, ont sélectionné, gardé, reproduit et échangé une grande variété de plantes qui aujourd’hui font partie de notre patrimoine alimentaire, culturel et constituent notre richesse.

L’adhésion à cet accord permet d’incorporer à notre système légal des mécanismes de criminalisation des agriculteurs et de restreindre l’accès aux semences pour de prochains cycles productifs, donc de restreindre un droit d’usage appartenant aux communs, gratuit.

C’est pour cela que nous nous opposons à l’adhésion à l’UPOV 91, car nous pensons que c’est une action régressive et autoritaire qui bafoue les droits conquis par les paysans et les paysannes, et cela constitue une atteinte à la souveraineté alimentaire et met en péril les savoirs ancestraux de notre peuple.

Face à ces mesures, depuis le MNCI ST, en tant que partie intégrante de la Table Agroalimentaire Argentine (MMA), nous avons rejoint la grève et la mobilisation nationale appelées par les principales centrales syndicales de notre pays (CGT, CTA autonome et CTA des travailleursii) du 24 janvier. Cette journée de lutte a été suivie à 80 % dans tous le pays (environ 5 millions de personnes), et a mobilisé 1,5 millions de personnes dans toute l’Argentine.

Au bout de ces quelques, mais intenses, 90 jours au pouvoir, nous attendons toujours un programme économique et productif capable de résoudre les problèmes d’inégalité, de faim, de pauvreté et de concentration économique en Argentine. Le débat urgent sur la souveraineté alimentaire et l’accès à la terre n’est pas non plus à l’ordre du jour. Au contraire, l’agenda que le gouvernement de Javier Milei impose, lui, accroît la crise et a des répercussions directes sur tout le système agroalimentaire, notamment sur les prix et sur la qualité, en mettant en danger l’accès à des produits en quantité suffisante et à un prix juste pour le peuple argentin.

Ceci étant dit, et parce que depuis le moment de notre constitution nous proposons que ce soit le Congrès, en relation avec les organisations du secteur, qui soit l’espace de débat de la politique agricole, nous présentons depuis la MMA 5 projets de loi que nous considérons fondamentaux pour construire la souveraineté alimentaire et le développement national: une loi d’accès à la terre, une loi de protection des territoires paysans, une loi d’usage des sols en milieu rural, une loi de financement coopératif et une loi de segmentation de l’impôt. Nous regrettons qu’aucun de ces thèmes ne soit à l’ordre du jour des propositions du gouvernement national.


Article élaboré par MNCI Somos Tierra, organisation membre de LVC en Argentina.

iLe Congrès de la Nation argentine est le parlement bicaméral de la république d’Argentine, il comprend la Chambre des députés et le Sénat.

iiCGT: Confédération générale du travail de la république argentine; CTA-A: Centrale des travailleurs d’Argentine Autonome; CTA-T Centrale des travailleurs d’Argentine des travailleurs.