Témoignages : les paysan·ne·s du monde face à la crise du coronavirus
Cet article fait partie du numéro 361 de “Campagnes Solidaires”, mensuel de la Confédération Paysanne. Téléchargez la publication ici.
En Andalousie, Inmaculada s’inquiète. Elle est maraîchère et par ailleurs responsable de la commission« femmes » de la Coordination européenne Via campesina (ECVC). Elle adhère à la COAG, importante organisation paysanne espagnole. En Espagne, il y a beaucoup de malades, les chiffres officiels ne recensent que les personnes qui le sont gravement. Les marchés sont interdits. Alors, comme en France, certain·es paysan·nes se regroupent pour livrer à domicile sous forme de cagettes. Les client·es commandent sur internet et se font livrer : «De plus en plus de personnes prennent conscience de l’importance des petits paysans et donnent une autre valeur à leurs achats. De nouvelles habitudes sont en train de s’instaurer. Jusque-là, il fallait que ce soit le moins cher possible. Ces initiatives sont soutenues par le gouvernement andalou pour consommer local. Pour autant, de nombreux secteurs vont mal et on est loin d’avoir des prix justes pour nos produits. À la COAG, nous avons lancé une campagne de promotion de la consommation locale, menée par les femmes. »
À l’autre bout du monde, Kim est paysanne en Corée du Sud, représentante de la région Asie à la CCI (bureau exécutif) de la Via Campesina. Pour l’instant, son travail à la ferme n’est pas trop impacté car elle pratique habituellement la vente directe. Autour d’elle, les nombreux paysans et paysannes qui vendent aux cantines scolaires peinent à trouver des débouchés, de même que peinent celles et ceux qui vivent des visites de leur ferme puisque toute activité d’accueil avait cessé.Comme les travailleurs migrants des pays limitrophes (Philippines, Malaisie,Chine) ne peuvent plus entrer sur le territoire, les exploitations coréennes qui les emploient pour leurs travaux des champs ont recours à la main-d’œuvre locale, ce qui augmente leurs coûts de production. Certains gros producteurs, en viande bovine par exemple, ne trouvent plus de débouchés.
Les gouvernements locaux envisageaient d’aider à vendre localement des produits habituellement vendus en circuit long, avec des livraisons hebdomadaires aux personnes vulnérables ou des marchés en ligne. De son côté, la vente directe (de type amap ou les systèmes de livraisons à domicile) prend de l’ampleur malgré les difficultés de déplacement avant les premières mesures de déconfinement. Le gouvernement central réfléchissait à attribuer des aides financières directes aux citoyen·nes et certains responsables poli-tiques locaux tentaient de faire baisser les prix des loyers et des remboursements d’emprunts sur le matériel agricole.
Feliciana écrit du Guatemala, en Amérique centrale, le « pays du maïs» comme elle dit. «Être enfermés sans pouvoir travailler, c’est très dur, même si à la ferme il nous reste encore un peu de quoi se nourrir. Le pire est le couvre-feu qui nous rappelle trop le conflit armé. Personne n’était préparé à affronter une telle calamité. »De nombreuses familles ne pourront plusse nourrir si elles ne peuvent pas travailler :«Tout le monde a compris les dangers de la contamination mais l’État ne fait rien pour les plus pauvres, alors que le parlement pond des lois favorisant les chefs d’entreprise, par exemple en les exonérant de payer les impôts.La situation n’est pas encourageante. Mais nous, les femmes de toutes les régions du pays,nous sommes toujours debout, prenant soin de nos familles, de nos communautés.» Plus au sud, en Colombie, dans le département du Valle del Cauca, on s’organise là aussi comme on peut.
Alfredo est président de la RED, un réseau de marchés paysans bio. Il témoigne : «En Colombie, autour de 10 millions de personnes– le cinquième de la population – travaillent et vivent dans les zones rurales. Pourtant le gouvernement préfère favoriser l’agro-industrie qui possède 90 % des terres. »Et de poursuivre : «Le gouvernement actuel,le pire de toute l’histoire récente du pays, continue à agir pour les plus riches, à donner les ressources au secteur financier, à acheter des tanks pour la police et à favoriser encore plus l’importation de maïs transgénique. Il ignore l’importance et la valeur de l’agriculture paysanne qui, malgré toutes les difficultés, fournit encore 70 % des aliments des villes.» Avec le confinement, les paysan·nes ne peuvent plus vendre leurs produits sur les marchés locaux. Ici aussi, il semblerait que faire la queue dans un marché paysan soit considéré officiellement plus dangereux pour la contagion que faire la queue au supermarché.
«Les fermes sont loin des villes et villages, explique Alfredo, dispersées, et peu de paysans ont un moyen de transport. Notre réseau de marchés paysans bio a dû s’arrêter. C’est pourquoi les paysannes et les paysans sont entrain, avec l’appui de quelques élus locaux, de mettre en place des stratégies pour utiliser les marchés comme des centres logistiques de collecte et de livraison à domicile. Mais ces solutions sont limitées, surtout à cause du prix du transport rural. »Une activité, cependant, ne baisse pas en Colombie : les assassinats des leaders sociaux. Alfredo en rapporte 71 depuis le début de l’année, dont beaucoup de pay-an·nes.
Martha est paysanne dans un hameau à une heure et demie à pied du village de Roldanillo, au nord de Cali, également en Colombie. Elle explique : «On a le droit de se déplacer pour vendre ou acheter une fois par semaine. C’est le dernier chiffre du numéro de la carte d’identité qui détermine quel jour on peut sortir. La jeep qui montait au village chaque dimanche ne vient plus. Si tu n’as pas de moto, c’est vraiment galère ! »Les paysan·nes dont les récoltes nécessitent du transport ont affaire à des intermédiaires qui en profitent pour leur acheter leur production à des prix dérisoires. Les prix à la consommation, eux, augmentent et rendent les produits de première nécessité inabordables. Le pouvoir d’achat est de plus en plus bas. «Localement, on s’organise. Avec whatsapp,on prend des commandes de bananes, haricots, café, panela (extrait de canne à sucre, produit de base, NDLR), un peu de miel. On livre à domicile. C’est le début, mais ça marche ! On va se mettre en réseau pour en faire profiter les collègues. Ça donne envie de planter d’autres légumes ! Et autre côté positif, c’est le regard des gens sur les paysans qui change. »Le gouvernement local promet d’octroyer 80 000 pesos (25 euros) par mois pendant4 mois aux agriculteurs de plus de 70 ans :c’est dérisoire… mais toujours utile si ça arrive. «Le plus inquiétant c’est le recours aux emprunts. Les banques proposent des crédits à 1 %, mais je connais l’histoire : beau-coup vont tomber dans le piège de l’endette-ment. »Plus à l’ouest, dans les Caraïbes, Haïti est dévastée par la pauvreté et les mauvais gouvernements.
Doudou Pierre Festile est le porte-parole du MPNKP (1), 7 000 adhérent·es. Il est représentant régional à la CCI de la Via campesina. «Je suis triste, stressé, inquiet. La pression est grande et le confinement est contraire à nos habitudes : ici les gens vivent dehors. Notre pays n’a pas d’infrastructures sanitaires. Le gouvernement est menteur, néo-libéral, gangrené par la corruption, à la solde des USA. L’État n’existe pas, il n’a aucune légitimité, les gens ne le respectent pas. »
Les paysan·nes sont abandonné·es. 80 % du budget va à la capitale, Port-au-Prince, 20 % pour les 9 autres départements. «L’État travaille avec les multinationales, les grands propriétaires, la bourgeoisie. Les capacités de production ont été détruites. On importe 60 % de notre consommation des USA, de Chine, du Vietnam, de République dominicaine. Pourtant notre pays est tropical,riche, essentiellement agricole. La moitié des paysans n’ont pas accès à l’eau, à l’électricité,aux services de base, et ignorent même qu’il y a le coronavirus. 40 à 50 % des paysanne set paysans sont métayers, exploités, et vendent leur “force de courage”. »Les organisations syndicales ne sont pas subventionnées, elles ont très peu de moyens. «On fait avec les moyens du bord.Avec le confinement, les mobilisations ont cessé, les réunions sont interdites. On s’attend à beaucoup de morts. Les chrétiens prient, les autres attendent. Nous n’avons aucune défense contre le virus. Alors nous organisons la solidarité. Dans les montagnes nous faisons du porte à porte pour informer puisque le gouvernement ne défend pas ses paysan·nes. C’est triste, la réalité d’Haïti. Les pauvres se demandent s’il vaut mieux mourir du virus ou bien de faim en respectant le confinement. »
Propos recueillis par Véronique Léon, paysanne en Ardèche