Renouveler la biodiversité agricole: une question centrale pour la transition agro-écologique

Intervention de Guy Kastler (Réseau Semences Paysannes) lors du Symposium d’Agroécologie de Budapest

(Budapest, 24 Novembre, 2016) Cette présentation repose sur mon expérience de vigneron et de berger-fromager en agriculture biologique, sur 40 années de syndicalisme paysan et 20 années passées au cœur de l’aventure collective de construction du Réseau Semences Paysannes français. Dans le bref temps imparti, elle ne porte que sur les semences, mais ses constats peuvent s’étendre à la biodiversité animale.

La semence est le premier maillon de la chaîne alimentaire. Du type de semences utilisées dépend le modèle agricole qui pourra être développé. Les semences industrielles sont adaptées aux monocultures industrielles, les semences paysannes sont adaptées à l’agrocécologie paysanne.

 

L’indispensable retour des paysans

Le premier principe de l’agroécologie paysanne est l’abandon de la dépendance à l’énergie fossile en voie d’épuisement et qui dérègle le climat. Cette énergie a remplacé le travail du paysan par la mécanisation, les engrais et les pesticides chimiques destinés à augmenter le rendement des monocultures. Cette augmentation s’est faite au détriment de la santé, de l’environnement, de la fertilité des sols, de l’emploi paysan et des quantités de nourriture produites à l’ha. Le système alimentaire industriel ne produit en effet que le quart de la nourriture disponible sur la planète en immobilisant les ¾ des terres agricoles. Le remplacement des ressources fossiles par la biomasse n’est qu’une fuite en avant sans issue. La production du paquet technologique consomme en effet plus d’énergie que la quantité supplémentaire d’énergie qu’il permet à la biomasse de restituer. On ne sortira pas des énergies fossiles sans partager équitablement les droits au travail, à la terre, aux semences et à l’eau, avec les millions de chômeurs, de migrants et autres paysans sans terre de deuxième ou troisième génération.

L’adaptation locale au cœur des sélections paysannes

La fin de l’artificialisation des conditions de culture par le paquet technologique impose d’adapter chaque plante à son environnement naturel. Face à l’extrême diversité des terroirs, cette adaptation ne peut être que locale. Elle ne vise pas la meilleure récolte dans les meilleures conditions possibles, mais la garantie d’une récolte suffisante quelles que soient ces conditions. Cette résilience implique une grande diversité variétale et intravariétale de populations de plantes suffisamment évolutives pour s’adapter à l’accélération et à l’amplification des changements climatiques. La biodiversité est la diversité de la vie qui n’existe que dans l’évolution. C’est pourquoi les sélections paysannes ne conservent pas la biodiversité comme une collection d’objets anciens fossilisés. Elle conserve leur capacité à évoluer pour se renouveler. Cette gestion dynamique repose sur des cultures en pollinisation libres parfois accompagnées de quelques croisements dirigés, sur des sélections massales au champ des plantes les mieux adaptées dont les fruits ou les boutures sont utilisées pour produire les prochaines récoltes et sur des échanges réguliers de petites quantités de semences entre paysans destinés à entretenir la diversité du stock semencier local.

La variété standardisée valorise l’énergie fossile

L’amélioration des plantes a accéléré ces sélections paysannes en les sortant de la diversité des champs pour se réfugier dans les conditions de culture standardisées de la station d’expérimentation. Elle a croisé, à un rythme qui n’a plus rien à voir avec l’évolution naturelle, des millions d’échantillons de semences paysannes collectés dans tous les champs de la planète. Elle a ainsi sélectionné quelques dizaines de milliers de variétés élites homogénéisées et stabilisées pour s’adapter partout aux même paquet technologique issu de l’énergie fossile. Leur culture nécessite d’homogénéiser et de stabiliser la diversité et la variabilité des meilleurs champs avec ce même paquet technologique et condamne à la désertification les autres terres dites marginales.

Pour ne pas tomber en panne faute de carburant, l’amélioration des plantes a transformé les semences paysannes encore cultivées en ressources génétiques enfermées dans les chambres froides des banques de gènes. En 50 ans, elle a fait le tour des croisements qui lui conviennent au sein de ce réservoir. Mais les collectes qui pourraient le renouveler se sont taries car les échanges de semences paysannes ont été criminalisés par les lois visant à garantir le monopole des semences améliorées. Les rendements des monocultures industrielles ne progressent plus, contrairement aux maladies et aux dommages générés par la déconnexion grandissante des plantes d’avec leur milieu naturel environnant.

Les biotechnologies génétiques contre les écosystèmes

Le génie génétique se présente comme la solution pour éviter la panne. Puisque la sélection des élites ne suffit plus pour améliorer les plantes, on en extrait les cellules pour modifier leurs génomes au laboratoire. L’accélération de ces modifications interdit toute régulation par l’évolution et la sélection naturelles. Une poignée de gènes brevetés se sont ainsi comportés comme de nouvelles espèces invasives, colonisant en un rien de temps les principales cultures industrielles de la planète sans que rien ne semble pouvoir les arrêter. Ils ont détruits des milliers de variétés locales et les savoirs paysans associés. Mais 20 ans après, les pathogènes et les adventices résistants à ces plantes pesticides et aux herbicides associés envahissent à leur tour les cultures. Qu’importe ! Après avoir modifié les espèces domestiques, le génie génétique s’attaque à la biodiversité sauvage : les techniques de « gene drive » promettent de modifier les adventices et les pathogènes résistants ou d’éradiquer de la surface de la planète ceux d’entre eux qui ne voudront pas redevenir sensibles.

La puissance de ce contrôle de l’infiniment petit rend invisible l’absence de contrôle des organismes entiers, des populations et des écosystèmes. Au delà de l’ignorance des effets génétiques et épigénétiques non intentionnels de ces techniques, l’ignorance humaine quasi totale de l’immense complexité des écosystèmes dans lesquels ces chimères sont destinées à être disséminées annonce d’inévitables catastrophes. L’industrie souhaite exonérer ces nouveaux OGM de toute évaluation, de toute traçabilité et de tout suivi. Casser ainsi le thermomètre peut épaissir encore l’écran de fumée destiné à cacher les risques. Mais il n’est pas certains que les paysans et les consommateurs européens acceptent d’être les cobayes d’une telle expérience.

La gestion dynamique collaborative

Faut-il pour cela jeter le bébé des connaissances scientifiques avec l’eau du bain ? Ne vaut-il pas mieux identifier leurs limites et rechercher les autres formes de connaissances qui se développent au delà de ces limites ? La majorité des chercheurs contemporain sont contraints de réduire la complexité et la diversité des écosystèmes aux seules informations dématérialisées susceptibles d’alimenter la puissance de calcul des moteurs de recherche numériques. Leurs modélisations passent ainsi nécessairement à côté des données non numérisables qu’elle ne peuvent pas appréhender. La complémentarité ne se trouve-t-elle pas auprès d’autres humains qui pensent différemment parce qu’ils vivent encore au milieu des plantes, des animaux, des microorganismes et des climats ?

Le paysan est le seul expert de son champ. Lui seul peut l’appréhender dans sa globalité, jour après jour au fil des saisons, non pas en calculant, mais en aiguisant sa perception pour identifier les signes qu’il lui envoie : l’apparition ou la disparition d’un insecte, du champ d’un oiseau, la modification du regard d’un animal, de la couleur de la face cachée d’une feuille, de l’odeur de la rosée d’un matin ou de la forme des nuages du soir… Ces signes l’informent sur les évolutions de pans entiers de la complexité du vivant que la science n’a pas explorés. La capacité du paysan à les percevoir puis à s’en imprégner pour prendre au bon moment les décisions qui garantiront la pérennité de son écosystème agraire relève des connaissances traditionnelles. Mais la mise en œuvre de ces connaissances dans le monde actuel exige des innovations permanentes. L’agroécologie paysanne est un savoir moderne sans cesse renouvelé et non une antiquité.

Le paysan seul n’est l’expert que de son propre champ. C’est pourquoi l’agroécologie paysanne est une démarche collective. Elle s’appuie sur la transmission des savoirs de paysans à paysans, de préférence au bord des champs face aux plantes et aux animaux. Dans le monde globalisé actuel, cette transmission ne peut pas se réduire aux membres de la communauté locale. Son organisation sociale s’étend vers de nouveaux réseaux polycentrés. Quelques chercheurs ont décidé de sortir du laboratoire pour s’intéresser à ces espaces d’échange. Le préalable à leur participation est la reconnaissance de la spécificité irréductible des savoirs paysans que le savoir scientifique ne peut pas remplacer. Le chercheur peut alors les enrichir avec ses propres connaissances et faciliter la mise en réseau hors des limites de l’expérience locale.

La reconnaissance des droits des paysans

Cette nouvelle forme de gestion dynamique collective in situ on farm de la biodiversité agricole est aujourd’hui en train d’essaimer dans tous les pays. Elle appelle des politique publiques reconnaissant les droits collectifs des paysans de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre leurs semences de ferme et de participer aux prises de décisions. Ces politiques publique doivent abolir les restrictions de commercialisation et les droits de propriété intellectuelles qui criminalisent les semences paysannes, notamment l’obligation de standardisation des variétés, l’UPOV de 1991 et les brevets sur les traits natifs des organismes vivants.