Partie 4 | Une délégation de La Via Campesina a visité la Palestine en décembre 2024 : Notes de leurs carnets de bord quotidiens

Depuis de nombreuses années, La Via Campesina se tient aux côtés des paysannes et des paysans palestiniens face à la colonisation, aux accaparements de terre et d’eau, et aux multiples violations des droits humains dont ils sont victimes. Mais depuis 2023, l’ampleur des massacres à Gaza et l’intention génocidaire non-dissimulée du gouvernement d’extrême-droite israélien ont amené La Via Campesina à renforcer son travail de solidarité avec les paysans palestiniens. Organiser la visite d’une délégation en Cisjordanie s’est donc peu à peu imposée comme une évidence. Au vu des obstacles posés par l’État Israélien pour accéder aux territoires palestiniens, tous les délégués étaient européens, venus du Pays Basque, de Galice, d’Italie, du Portugal, d’Irlande et de France.
Nous, Fanny et Morgan, sommes toutes deux paysannes, en Ardèche et en Bretagne, et membres de la Confédération Paysanne. Les textes qui suivent sont notre carnet de bord pendant ces dix jours qui ont changé nos vies et notre vision du monde. Accédez à toutes les notes ici.
Jour 5 : Ramallah
Morgan
Après trois journées très intenses, notre petite délégation reprend son souffle et nous tentons de digérer les émotions et les informations reçues jusqu’ici. Après un copieux petit déjeuner, nous prenons le temps de discuter des moments qui nous ont marqués, des questionnements qui nous assaillent, des suites à donner à ce séjour en Palestine.
A 11h, nous avons rendez-vous au bureau de l’UAWC pour un débriefing avec Sana, Aghsan, Tamam, Fuad et Moayyad. Nous réfléchissons aux propositions que nous pourrions faire à la Via Campesina pour renforcer les actions de soutien à la paysannerie palestinienne.
Notre groupe se rend ensuite au musée dédié à Mahmoud Darwish, le grand poète palestinien, qui a sa tombe juste à côté de la Mouqata’a, le corps de bâtiment destiné à l’autorité palestinienne. Il me semble significatif que le « grand homme » de cette nation soit un poète, un homme de lettres qui a su poser les mots justes sur les souffrances humaines, des douleurs à la fois universelles et ancrées dans l’expérience spécifique de l’exil et de la perte propre aux Palestiniens.
Pour les ruraux qui vivaient en zone C, les accords d’Oslo ont eu un goût amer. Ils sont restés sous l’emprise de l’administration militaire israélienne et, contrairement aux promesses de décolonisation rapide, le nombre de colonies a augmenté plus rapidement que jamais.
La délégation rend ensuite visite à la statue de Nelson Mandela, qui avait proclamé en 1997 « Notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens », puis en 1999 « Tout discours sur la paix restera creux tant qu’Israël continuera à occuper un territoire arabe ». C’est un héros ici. Fanny a un ami très proche en Afrique du Sud et sait que Mandela a aussi des parts d’ombres. La discussion repart sur le risque de trop idéaliser les leaders politiques. Fuad nous parle de Yasser Arafat, de l’intifada de la fin des années 1980, qui a acculé Israël à négocier les accords de paix d’Oslo. Bien sûr, un souffle d’espoir a alors habité de nombreux palestiniens. Dans les grandes villes qui se trouvaient sous l’administration de l’autorité palestinienne, les gens ont ressenti un vent de liberté : soudain, ils pouvaient brandir le drapeau palestinien sans risquer la prison, les centres culturels se sont multipliés, les échanges avec les autres pays ont fleuri, l’économie a été boostée, certains Palestiniens ont réussi dans les affaires et une classe moyenne prospère a vu le jour. Mais pour les ruraux qui vivaient en zone C, les accords d’Oslo ont eu un goût amer. Ils sont restés sous l’emprise de l’administration militaire israélienne et, contrairement aux promesses de décolonisation rapide, le nombre de colonies a augmenté plus rapidement que jamais.
Nous retournons ensuite aux bureaux de l’UAWC où l’équipe doit participer en ligne à la remise du prix de l’Alliance américaine pour la Souveraineté Alimentaire, dont la région « Région Arabe et Afrique du Nord ArNa » de la Via Campesina est la gagnante pour 2024. Un prix est aussi attribué à une organisation basée aux États-Unis, et cette année il est attribué à une association qui développe l’agriculture urbaine dans des quartiers populaires à Chicago. La jeune femme noire américaine qui prend la parole ne peut pas cacher son émotion face à la situation en Palestine et à Gaza. Dans le chat de la conférence en ligne, les participants se présentent en mentionnant qu’ils viennent des « territoires non-cédés de … », façon de reconnaître la violence de l’histoire coloniale américaine et les droits des peuples autochtones. La cérémonie de remise des prix se conclut avec une musique traditionnelle amérindienne. Après la fin de la conférence en ligne, notre délégation et les amis palestiniens échangeons sur cette étrange cérémonie. On n’a pas pu s’empêcher de pouffer de rires à certains moments tant les efforts pour copier les traditions amérindiennes nous ont semblé maladroits, et à la fois, nous avons l’impression que cela traduit une volonté réelle d’une partie de la population américaine de ne plus passer sous silence son passé de violence et d’extermination et d’essayer de construire d’autres types de relations avec les autres peuples. Nous aussi en Europe nous avons du boulot pour nous démêler de notre histoire de dominants et construire le chemin de l’internationalisme.
Le soir, Tamam nous fait la surprise de nous inviter chez elle, ou plutôt chez ses parents, dans le uartier de Al-Bireh. C’est la benjamine de l’équipe et elle n’a pas sa langue dans sa poche ! Nous arrivons devant une belle maison cossue. L’intérieur est semblable à celui d’une maison occidentale, avec une grande cuisine tout équipée. Nous faisons la connaissance de sa sœur et de son mari ainsi que d’une cousine qui habite la maison voisine. On nous avait promis un « dîner léger » et nous découvrons sur la table un véritable festin. Tamam nous explique que ses parents sont partis aux Etats-Unis rendre visite à la grande-sœur. Elle raconte que sa famille a toujours beaucoup voyagé. Son grand-père était un commerçant assez audacieux qui montait en douce dans les bateaux qui allaient aux Amériques avec un peu de marchandises et se faisait passer pour un matelot. Toute la famille a un double passeport palestinien et états-unien et les cinq enfants ont passé leur jeunes années aux États-Unis. Tamam a fait le choix de revenir habiter définitivement en Palestine à ses 16 ans. Sa grande sœur et son mari viennent de finir un doctorat en psychologie là-bas et ont aussi décidé de vivre à Ramallah. Tamam surjoue le rôle de petite dernière de la famille sur-gâtée. Mais derrière les rires et les blagues, elle nous impressionne par son courage et sa détermination.
Entre quelques mezzes et des verres de la fameuse bière Taybeh, Carlos nous propose d’écouter un chant de la Révolution des Œillets du Portugal. Nous en avons tous les larmes aux yeux. Nous poursuivons avec des chants traditionnels de nos différents pays, je propose une danse bretonne au son des Ramoneurs de Menhirs, à la suite de laquelle nos hôtes palestiniennes nous enseignent une danse palestinienne. C’est Aghsan, qui a longtemps fait partie d’une troupe de danse professionnelle, qui nous montre les pas. Nous passons ensuite à la Tarentelle du Sud de l’Italie. Puis Kelo nous fait écouter un chant andalou sur les ouvriers agricoles. Tamam nous vante les talents d’improvisation de sa grand-mère qui, dit-elle, a inventé la rap. Nous rions beaucoup, pleurons parfois. Les cultures populaires du monde se font écho : le chant, la danse, la poésie, langages universels de l’humanité.
Fanny
Il y a 2 jours, en remontant à pied du centre ville dans la nuit, nous avons acheté des fruits sur un stand dans la rue. Juste à côté, il y avait un vieux monsieur qui vendait des gourmandises, sorte de churros palestiniens. Il avait été déçu qu’on ne lui en achète pas. Mais on lui avait promis de revenir.
Chose promise, chose due, nous y retournons et faisons le plein. Ce sont des beignets longs, gorgés de sirop de sucre qui dégouline, du nom de karabej halab. Je m’en mets forcément partout, je suis incapable de croquer dedans en douceur, comme une enfant trop pressée !
On est tous de vrais gourmands, autant les camarades paysans de la Via Campesina que les amis de l’UAWC, on ne rate pas une occasion de goûter à tout. On est gourmands et on aime rire. Malgré la situation, ou peut être à cause d’elle justement, on rit énormément. On oscille entre des moments de grande tristesse, de dépit, de colère, d’incompréhension et de vrais moments de joie, d’humour, de fous-rire. Ça faisait même longtemps que je n’avais pas autant ri.
Peut être qu’intuitivement c’est notre façon de déjouer l’abomination de tout ce qu’on voit, que c’est notre façon d’exprimer ensemble notre force de vie. Parce que c’est une certitude, notre capacité à rire, à aimer, à nous rencontrer, à tisser des liens , à partager… Ils ne pourront jamais nous l’enlever.
La soirée incroyable chez Tamam en est une belle démonstration. On a pleuré, dansé, ri et chanté ensemble. On s’est confiés aussi. On a partagé une complicité simple et magnifique. Et plusieurs fois dans la soirée, je me suis dit qu’on vivait un moment vraiment précieux.
On est repartis tellement admiratifs de ces jeunes femmes brillantes et fortes, qui ont décidé de rester ou revenir en Palestine, pour résister et défendre qui elles sont, d’où elles viennent et leur rêve d’un pays libre.
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