Partie 5 | Une délégation de La Via Campesina a visité la Palestine en décembre 2024 : Notes de leurs carnets de bord quotidiens

Depuis de nombreuses années, La Via Campesina se tient aux côtés des paysannes et des paysans palestiniens face à la colonisation, aux accaparements de terre et d’eau, et aux multiples violations des droits humains dont ils sont victimes. Mais depuis 2023, l’ampleur des massacres à Gaza et l’intention génocidaire non-dissimulée du gouvernement d’extrême-droite israélien ont amené La Via Campesina à renforcer son travail de solidarité avec les paysans palestiniens. Organiser la visite d’une délégation en Cisjordanie s’est donc peu à peu imposée comme une évidence. Au vu des obstacles posés par l’État Israélien pour accéder aux territoires palestiniens, tous les délégués étaient européens, venus du Pays Basque, de Galice, d’Italie, du Portugal, d’Irlande et de France.
Nous, Fanny et Morgan, sommes toutes deux paysannes, en Ardèche et en Bretagne, et membres de la Confédération Paysanne. Les textes qui suivent sont notre carnet de bord pendant ces dix jours qui ont changé nos vies et notre vision du monde. Accédez à toutes les notes ici.
Jour 6 : Jérusalem Est
Nous nous levons tôt pour aller à Jérusalem, si proche de Ramallah, à seulement quelques kilomètres. Pour la première fois de la semaine, nous avons dû quitter Fuad, Sana, Aghsan et Tamam qui ne peuvent pas venir avec nous. Les Palestiniens de Cisjordanie ont besoin d’un permis pour entrer à Jérusalem, et, au-delà de son prix exorbitant, il est devenu presque impossible à obtenir, les forces de l’ordre israéliennes ne l’accordant presque jamais.
Nous ne pouvons pas non plus y aller avec Mustapha et le bus avec plaque blanche qu’il conduit. Du coup, c’est Naseer, qui travaille à l’UAWC et qui a une carte de « résident » et un nouveau chauffeur avec son bus tout pimpant avec sa déco de cactus en plastique, qui nous y emmènent.
Nous sommes chanceux, il n’y a pas grand monde au check point de Qalandia qui sépare les deux villes, parce que souvent l’attente est interminable comme nous l’explique Naseer. Les soldats nous font signe de nous arrêter, un soldat israélien monte dans le bus et contrôle tous nos passeports. Durant tout ce temps, pas un seul mot n’est échangé. Ni bonjour, ni merci, ni rien. Tout se passe dans un silence pesant, leur suspicion est palpable. La politesse semble ne pas exister en temps de guerre.
On passe, et personne dans le bus ne bronche. Avec tous les témoignages entendus depuis quatre jours, on a compris que le moindre faux pas peut faire dégénérer l’histoire, qu’un rien peut faire basculer la situation et surtout faire prendre des risques aux camarades palestiniens qui nous accompagnent. Juste après le check point, on s’arrête près du Mur. Il est toujours autant imposant, 11 mètres de haut ici, surmonté de fils électrifiés et de barbelés.
Comme on est finalement en avance, on traîne un peu au pied du Mur. Pas loin de nous, on voit un homme qui nous regarde bizarrement. Il est au téléphone et fait les cent pas. Avec Morgan, ça nous questionne et nous met mal à l’aise. Mais en fait, c’est lui qui est gêné par notre présence. Car quelques minutes plus tard, on voit un autre homme escalader le mur et le descendre avec une corde. Puis il s’en va dans une voiture avec l’homme au téléphone. Naseer nous explique que c’est peut-être le patron qui vient chercher son employé… Triste réalité mais qui semble ne pas être rare. En moins d’une semaine, c’est la deuxième fois qu’on voit des Palestiniens sauter le Mur.
Ce matin, nous avons rendez-vous avec des militants de The Civic Coalition for Palestinians Rights in Jerusalem. Zakaria commence par nous faire un exposé en retraçant les grandes dates et les différentes lois imposées par Israël depuis 1948. Il nous dit : « Aujourd’hui, c’est la loi du plus fort qui prime. » Il explique que même si Jérusalem Est est « palestinienne » selon les accords d’Oslo, elle est sous l’autorité israélienne, Israël ayant prononcé son annexion en 1980, même si ce n’est pas reconnu par la communauté internationale.
Depuis 1952, les Palestiniens de Jérusalem ont le statut de « résident », les Israéliens, eux, celui de « citoyens ». Les avantages du statut de résident (par rapport aux Palestiniens de Cisjordanie), c’est l’accès à un bon système de santé, à plus d’emplois, c’est pouvoir circuler, voyager…
Si un Palestinien s’absente de Jérusalem pendant une durée de 6 ans, il perd son statut. 30 000 personnes qui avaient fui à l’étranger pendant la guerre en 1967, ont été déclarées comme absentes et ont perdu leurs droits. Le statut de « résident » est très précaire et il est facile de le « perdre ». Depuis le 7 octobre, si un Palestinien de Jérusalem poste la moindre information, image ou propos concernant le génocide à Gaza sur les réseaux sociaux, il perd son statut. Plus de 2850 personnes de Jérusalem Est ont été arrêtées pour cette raison et 12 000 Palestiniens de Cisjordanie.
De nombreux exemples nous prouvent à quel point les Palestiniens de Jérusalem Est sont pressés et acculés. Le simple fait de déposer la demande d’un permis de construire coûte en moyenne 45 000 euros, et comme la grande majorité n’a pas les moyens de le faire, la plupart du temps, les Palestiniens de Jérusalem construisent sans permis. Ils n’ont pas le choix, les familles s’agrandissent.
Israël en profite ensuite pour ordonner des démolitions. Depuis le 7 octobre, 255 bâtiments ont été détruits et plus de 2000 personnes ont été déplacées. Il y aurait environ 25 000 constructions « illégales ». Zakaria nous explique que lorsque tu reçois un ordre de démolition, tu dois payer toi-même le coût de la destruction de ta maison par des bulldozers et tu vas en prison tant que tu ne payes pas. C’est la double peine.
L’école aussi subit de plein fouet les discriminations. Il y a une pénurie de 2 200 classes, les manuels scolaires sont censurés et l’histoire est revisitée (interdiction de parler de la Nakba, du Mur…). 15 000 enfants passent chaque jour un poste de contrôle pour se rendre à l’école. Il n’y a aucune mixité et le système scolaire est verrouillé par l’apartheid.
Il nous montre aussi comme Jérusalem est complètement cerné de murs, Israël est en train de diviser la Cisjordanie en deux, entre le Nord et le Sud, en installant d’énormes colonies dans des endroits très stratégiques pour les relier entre elles. L’État israélien tente d’imposer une population majoritairement israélienne à Jérusalem, d’une part en poussant les Palestiniens à partir vivre de l’autre côté du Mur, et d’autre part en annexant à l’agglomération de Jérusalem de très grandes colonies qui pour l’instant sont en Cisjordanie occupée. Jusqu’ici, cette stratégie n’a pas vraiment fonctionné, puisque plus de 40 % de la population de Jérusalem est palestinienne.
Zakaria projète une photo de Smotrich, le président du nouveau parti d’extrême droite ‘Mafdal – Sionisme religieux’ et actuel ministre des finances d’Israël. Sur l’image, il est en train d’offrir aux colons de Cisjordanie 15 000 armes pour les encourager dans leurs expéditions punitives envers la population palestinienne. Il a annoncé en novembre dernier la planification de l’annexion de la Cisjordanie pour 2025, profitant de l’élection de Donald Trump pour renforcer ce projet. On est horrifiés.
La représentante associative pour les droits des femmes et des enfants prend ensuite la parole et commence en disant : « Ils veulent que nous vivions comme des animaux. »
Elle raconte comment les Palestiniens de Jérusalem-Est sont prêts à accepter des conditions insupportables pour pouvoir conserver le statut de résident et la manière dont cette situation impacte particulièrement les femmes qui,souvent, se retrouvent seules à faire face aux contraintes administratives et aux conséquences sur le quotidien. Si une femme avec le statut de résident de Jérusalem épouse un Palestinien de Cisjordanie, la famille doit vivre séparée, car l’époux n’obtiendra jamais le statut de résident, et la femme ne peut pas se permettre de le perdre. « L’occupation israélienne décide même qui tu dois aimer. » Beaucoup de familles sont donc éclatées, dispersées, et ça pèse lourd dans la vie des femmes. Nombre d’entre elles sont seules à diriger la maison, du fait que beaucoup de maris ou de fils sont en prison. Elles sont donc nombreuses à faire un travail informel et manuel à domicile, mais Israël les cible par des contrôles fiscaux afin de mieux les traquer.
Avec toutes les contraintes de construction et la précarité des Palestiniens à Jérusalem-Est, la surpopulation est grande et elle accentue les violences domestiques. Les enjeux sont énormes en ce qui concerne la santé mentale, les stress traumatiques, les dépressions, les angoisses… et on n’a pas besoin de démonstration pour nous représenter la situation.
On remonte dans le bus, direction la vieille ville. On a embarqué Zakaria avec nous. Il nous fait faire quelques petits détours pour nous montrer la façon dont des colons se sont installés de force en plein milieu des quartiers palestiniens. Quand ils réussissent à s’emparer du lieu, comme sur les terres accaparées en Cisjordanie, ils plantent leur drapeau en haut des maisons en signe de conquête. Zakaria nous montre un auvent installé en plein milieu d’une petite cour entourée de maisons palestiniennes. Il nous explique que des colons israéliens sont venus tous les jours à la belle saison squatter sous l’auvent, manger, faire la sieste… Une façon comme une autre d’user les habitants, tout en les effrayant, et de gagner doucement du terrain. C’est tellement cynique.
On traverse ensuite une immense colonie, le « quartier » est tiré au cordeau, rien ne dépasse, tout est propre et semble neuf. C’est la première fois finalement qu’on se trouve au cœur d’une colonie. Nous, les 9 délégués de la Via Campesina, regardons partout, observons chaque passant. On a besoin de comprendre qui ils sont et on se dit que peut-être , en les scrutant, on réussira à mieux les cerner… Ils ne ressemblent pas à celles et ceux que nous avons croisés dans la vallée du Jourdain. Ce qui nous saute aux yeux surtout, c’est qu’il y a plein d’enfants, accompagnés de leurs pères (les femmes sont-elles d’astreinte à la maison pour gérer les bébés et les repas !?). Les hommes et les garçons, dès leur plus jeune âge, portent tous une kippa et les fameuses « papillotes » le long du visage. Mais très vite, on quitte la colonie pour arriver face à la vieille ville, cintrée de remparts en pierre.
La Vieille ville
Avant d’entrer dans l’enceinte de la vieille ville, côté quartier palestinien, nous mangeons notre premier sandwich aux falafels en sirotant un jus de goyave pressé. Tellement bon. Juste à côté du restaurant, il y a le marché au poisson. L’ambiance nous fait du bien, ça vit, ça bouillonne, Carlos en profite pour prendre plein de photos. Face à la Porte de Damas, ou Bab el-Amud, située entre les quartiers chrétien et musulman, nous attendons Mahmoud qui va nous guider dans la vieille ville. Mahmoud a passé 18 ans de sa vie dans les prisons israéliennes. Il semble connaître toutes les ruelles et impasses de la vieille ville.
En entrant dans cette ville « trois fois sainte », on a l’impression d’entrer dans un livre d’histoire. De nombreuses images de films relatant les croisades me viennent en tête. Je pense aussi à l’ordre des Templiers, parce que là où j’ai grandi dans le massif du Pilat, il y a des croix des Templiers sculptées sur de nombreuses maisons, et leurs aventures en Terre Sainte, ainsi que leur mystérieux trésor, m’ont toujours captivée. On déambule dans la partie « musulmane » de la ville et on se croirait dans une médina marocaine. Il y a plein d’échoppes ouvertes, de vendeurs d’épices, de gâteaux, d’artisanat, de babioles qui brillent… On est redevenu des touristes de passage et c’est assez léger.
Mais très vite, Mahmoud nous fait prendre un passage étroit qui monte sur les toits et là, en plein milieu, se dresse un drapeau bleu et blanc avec l’étoile de David. Les colons s’imposent partout. Des canapés, une table basse avec des tasses posées dessus nous donnent l’impression qu’ils viennent tout juste de quitter l’endroit. On ressent un malaise et on imagine comme ça doit être oppressant pour les habitants alentour.
Naseer et Mahmoud souhaitent ensuite nous emmener voir la grande mosquée Al-Aqsa avec son dôme doré qui brille au soleil. Avant d’accéder sur l’esplanade où se trouve la mosquée, il y a une porte contrôlée par des soldats israéliens. Ils nous refusent l’accès, arguant que nous ne sommes pas musulmans. Nous sommes vendredi, jour de la prière et on apprend que les hommes musulmans de moins de 50 ans sont eux aussi interdits d’accès à la mosquée (trop dangereux!?). Je trouve que c’est hallucinant qu’ils s’octroient le droit d’interdire aux musulmans d’accéder à leur propre lieu de culte, un lieu qui leur « appartient », mais je me dis finalement qu’Israël n’est plus à ça près…
On tente par un autre endroit, même refrain, on lâche l’affaire. On ne peut pas non plus accéder au Mur des Lamentations (ou Mur Occidental), réservé aux juifs. Naseer aurait de toute façon refusé d’y aller, gardant le souvenir douloureux quand, enfant, il s’y était fait tabasser, on ne pose pas plus de questions, on n’insiste pas.
Nous prenons un peu de la hauteur et avons une vue plongeante sur la ville, avec le fameux Mur des lamentations en contrebas, la mosquée Al-Aqsa juste au-dessus et au fond le Mont des Oliviers. Avec Morgan nous sommes surprises et déçues par ce célèbre mur, parce qu’il n’est pas du tout impressionnant, bien moins en tout cas que dans mes souvenirs d’images vues à la télé. Par contre, ce qui saute aux yeux, c’est l’enchevêtrement des édifices des 3 religions, tout est emmêlé, sans démarcation, on comprend que « physiquement » les différents cultes sont indissociables et liés.
A la tombée de la nuit, dans le quartier juif, tout est fermé, c’est le début du Sabbat. On commence à croiser de plus en plus de juifs orthodoxes, vêtus de façon si particulière. Les hommes portent tous des papillotes et de longues barbes, un costume noir avec parfois un long manteau, de longs bas blancs, et ce chapeau en fourrure si étrange et si imposant, le schtreinel. Les femmes, elles, sont habillées comme des grands-mères d’autrefois, jupes longues, bas blancs, talons plats, foulards noués derrière la nuque. Les jeunes filles de 14 ans ont exactement le même look que leur mère. Toutes les femmes ou presque ont une poussette entre les mains et des enfants autour. On comprend qu’il leur faut repeupler la terre d’Israël. On a du mal à détacher nos regards. Je pense à la série Unorthodox et ça me fait frissonner.
Avec Morgan, on marche derrière et on n’a pas entendu où nous allions, quand, en suivant le groupe, on entre dans une maison. Il y a plein de vieilles photos en noir et blanc très belles sur les murs, mais pas le temps d’apprécier, on doit suivre les autres qui montent un vieil escalier en bois. Il y a des vitraux, des tapis, c’est beau, mais on ne sait toujours pas où nous sommes. En arrivant dans une belle pièce voûtée, nous nous retrouvons nez à nez avec un homme très impressionnant, en robe noire, avec une longue barbe grise, un chapeau noir et un énorme pendentif en or… Avec Morgan, on est complètement déstabilisées, on n’a aucune idée de qui il est et de quelle religion il est le représentant. C’est encore une fois complètement surréaliste.
J’ai l’impression d’être face à Albus Dumbledore dans son bureau en haut d’une tour à Poudlard ! En tout cas, c’est comme ça que je le décrirai ensuite à Sana, Tamam et Aghsan qui riront aux éclats.
On nous invite à nous asseoir et on comprend enfin qu’on rencontre l’Archevêque Theodosios Atallah Hanna, du patriarcat grec orthodoxe. Il parle en arabe, Naseer nous traduit. Il nous dit qu’ils sont des Palestiniens chrétiens qui font partie intégrante du peuple palestinien. Il espère que les juifs non sionistes se saisissent de ce moment de l’Histoire pour lutter avec eux. Avec force, il affirme qu’ils sont contre le génocide et contre toute violence. Il demande à ce que soit imposé un cessez-le feu et la fin des massacres. Il a déclaré à la presse et demandé que les églises du monde entier prient pour Gaza et a appelé au boycott d’Israël. « Tout le monde parle de la paix, mais où est-elle ? Les partisans de la paix passent complètement à côté de l’enjeu central qui est la justice. » Encore une fois, on prend conscience que les communautés chrétienne et musulmane en Palestine entretiennent de très bons rapports et qu’ils luttent ensemble pour la libération de la Palestine. La complicité et la bienveillance entre lui et Naseer sont palpables et c’est vraiment réconfortant.
On apprend que la population chrétienne en Palestine a chuté et n’est plus que de 1 %, la plupart des chrétiens ayant émigré au vu du contexte. Dans la foulée, on va voir l’église du Saint Sépulcre où se trouve le tombeau de Jésus Christ. L’édifice est en cours de réfection, du coup, il y a plein de matériel et de gravats entreposés dans la cour d’entrée, ça casse un peu l’image que j’avais pu m’en faire avant d’arriver. On apprend que plusieurs « groupes » chrétiens se partagent l’espace : les catholiques romains, les Grecs orthodoxes, les Arméniens apostoliques, les Coptes, les Ethiopiens orthodoxes et les Syriaques orthodoxes. Je réalise que malgré mes années de catéchisme, je ne connais vraiment rien aux religions !
A l’entrée de l’église, il y a la pierre où le corps de Jésus aurait été allongé pour être lavé et enduit d’onguent après sa mort. A cause de la situation chaotique dans la région, il y a très peu de pèlerins présents. Mais les quelques présents sont agenouillés et posent tous la tête et les mains sur le marbre en priant. Pas loin de là, un rocher n’a pas été recouvert parce qu’il y a le sang de Jésus dessus. On ne peut pas visiter plus en avant l’édifice parce qu’il y a deux messes de célébrées au moment où nous y sommes.
A l’entrée, il y a aussi 11 colonnes représentant les apôtres (Judas n’y est pas) et je vois les pèlerins qui embrassent une des colonnes avant d’entrer, toujours la même. Ça m’intrigue. Pour moi qui suis athée, c’est assez déstabilisant de voir des humains vénérer avec autant de ferveur des reliques. Encore une fois, ça dépasse mon entendement.
Là aussi, un minaret jouxte le Saint Sépulcre. Cette ville est incroyable tellement elle mêle les symboles et lieux sacrés, tout est imbriqué. On quitte la « chrétienté » pour aller goûter au meilleur knafeh de Jérusalem d’après Mahmoud, puis on va boire un thé ou café en terrasse après lui avoir dit au revoir. Là, on voit défiler plus d’une centaine de personnes juives orthodoxes dans la rue piétonne. C’est assez impressionnant et on a du mal à se sentir très à l’aise. On sait que le racisme est très virulent à Jérusalem, on a l’impression de devoir être en permanence sur nos gardes.
Entre temps on perd Ollie et on crée des frayeurs à Naseer qui, depuis notre entrée dans la vieille ville, joue le rôle de l’instituteur qui compte et recompte ses ouailles indisciplinées. On ne l’aura pas vraiment épargné aujourd’hui entre nos 1001 questions et nos envies de tout découvrir ! Ollie, après plusieurs minutes de stress, réussit à nous retrouver, on peut retourner au bus. On quitte Jérusalem, on remercie Naseer et son immense gentillesse et on part rejoindre Mustapha et « notre » bus, direction Hébron au sud où on va passer les 2 journées qui suivent.
Hébron
On arrive à Hébron, la première porte de l’accès principal de la ville est fermée, la deuxième sera la bonne. On retrouve avec joie Fuad qui nous attend devant la porte des locaux de l’UAWC. On va loger dans un grand appartement de l’immeuble. On a juste le temps de poser nos affaires avant de repartir, Fuad et sa famille nous invitent à manger dans leur maison. Sa femme, ses filles et ses fils nous accueillent chaleureusement et nous invitent à nous asseoir sur les banquettes du salon pour partager à nouveau « un repas léger ». La blague ! Comme chez Tamam la veille, la table se couvre de plein de petits plats tous plus appétissants les uns que les autres.
On mange, on blague, on se taquine. A la fin du repas, Fuad nous raconte la nuit où des soldats israéliens ont débarqué chez eux et l’ont embarqué après avoir tout cassé dans la maison (il reste encore les traces de leur passage sur les murs). Il a été emmené pour être interrogé et torturé pendant 40 jours. Ce que Israël lui reprochait, c’était que les actions de l’UAWC « change facts on the ground », « changeait la situation sur le terrain ». Cette accusation prêterait à sourire si la violence qui en découlait n’était si grande : ce que nous avons vu ces derniers jours, c’est que l’implantation des colonies « change facts on the ground » et que les paysans palestiniens tentent à tout prix d’y résister… La pudeur de Fuad l’empêche d’aller trop loin dans les détails. Il raconte que pendant 40 jours, sa famille ne savait pas où il était, ne savait pas s’il était toujours en vie. On peut à peine imaginer l’angoisse de ces jours et ces nuits interminables…On écoute, on ne dit rien.
Il explique ensuite qu’il y a quelques années, une de ses filles a été très gravement malade. Le seul moyen pour la soigner, c’était de l’emmener dans un hôpital en Israël. Fuad et sa femme ont dû se battre, faire plein de démarches et payer cher pour que ce soit possible. Mais seule sa femme, en tant que mère, a eu l’autorisation de l’accompagner. Fuad ne pouvant pas se résoudre à laisser sa fille loin de lui alors qu’elle se trouvait entre la vie et la mort, a décidé de sauter le Mur. Il s’est caché durant les longues semaines d’hospitalisation.
Il raconte enfin qu’au printemps dernier, alors que toute la famille était invitée à manger chez des proches, ils ont été arrêtés sur la route par des soldats israéliens. Leur fils aîné a 17 ans, il est la cible parfaite pour les soldats, le terroriste- suspect n°1. Ils lui ont pris son téléphone et ont réussi à le connecter à internet. Ils ont fait défiler toutes les photos et posts en remontant jusqu’au mois d’octobre 2023… Ils ont trouvé une photo de Gaza sous les bombes. Ils ont attrapé l’ado, l’ont plaqué au sol et ont commencé à le tabasser, devant ses parents, ses sœurs et son petits frère de 6 ans.
Fuad a voulu intervenir, « Prenez-moi à sa place ! ». Il s’est retrouvé avec le canon d’une arme contre la tempe : « Tu démarres et tu pars, ou bien je tire ! ». Fuad a du partir. Il a amené sa famille en sécurité, puis il est retourné sur le check-point. Après trois interminables heures d’attente, son fils a été relâché, le corps plein d’échymoses. Je regarde les visages des enfants qui écoutent, qui ont aussi subi cette violence dans leurs corps. Le grand fils est là, avec nous, réservé et souriant.Nous, on est dans les canapés, bouche bée.
Impressionnés, on regarde cette famille qui a vécu ces injustices, qui a fait face à la violence autoritaire, et on les voit tellement soudés et complices. On est admiratifs. Tellement. Et on se demande combien d’autres familles palestiniennes ont connu cette angoisse insoutenable !? L’impression que toutes les personnes que nous rencontrons ont connu la prison pour eux ou pour leur proche, les humiliations, la violence des soldats ou des colons.
Sans transition aucune, un gâteau délicieux et des oranges bien juteuses nous sont servis avec le thé. On recommence à rigoler, à blaguer. La force de la vie et du partage, encore et toujours. On regarde Fuad et ses yeux rieurs, on y voit toute son humilité, sa bonté, sa détermination, sa force tranquille. Merci pour la confiance.
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