Lettre de Lee Kyoung Hae au directeur général de l’OMC
Lee Kyoung-Hae était un paysan coréen ruiné. Le 10 septembre 2003 il a choisi de se donner publiquement la mort à Cancun lors de la manifestation paysanne de Via Campesina. Son geste désespéré n’est pas celui d’une personne déséquilibrée. Lee Kyoung-Hae a dédié sa vie à la lutte collective. Il a été le porte-parole de la Korean Advanced Farmer Federation . Au mois de mars 2003, Lee a mené une grève de la fin devant le siège de l’OMC à Genève. Sa requête, être reçu par M. Supachaï Panichpakdi, n’ayant pas été accepté, il du se contenter de lui écrire une lettre. Nous la reproduisons in extenso ci-dessous.
Jean-Marc Desfilhes
« Dites la vérité et sortez l’agriculture de l’OMC »
Je suis né sur une ferme et jeune paysan, j’ai créé un élevage laitier de mes propres mains dans une zone montagneuse difficile après avoir obtenu mon diplôme de l’Université en Corée. Dans le fond de la vallée, je cultivais également une petite rizière que je tenais de mon père. Avec d’autres paysans de mon groupe, je me suis dédié à mon village, à ma communauté et à mon pays toute en continuant l’activité que j’aimais tant ; l’agriculture. Avec un peu d’espoir et de rêves, nous avons travaillé dur de l’aube au levé de la lune, et je n’ai pas compté mon temps pour me tenir informé des nouvelles technologies. Nous sommes parvenus d’une certaine manière à atteindre nos objectifs et avons réinvestis notre succès pour le maintien de la croissance. Nous étions fiers et persuadés, en tant que jeunes paysans, de contribuer à la sécurité alimentaire de notre pays et à sa vitalité rurale. (Et maintenant ? Les dettes m’ont obligé à fermer mon élevage laitier, et je n’ai plus qu’une petite partie de ma rizière).
Cependant après avoir compris les conséquences inévitables de l’accord de l’agriculture de l’OMC, nos petits et innocents cœurs furent comme placés dans un chaudron de craintes bouillonnantes. Nous n’arrivions plus à dormir. Nous avons décidés de venir à Genève pour rencontrer Mr. Arthur Dunkel , l’ancien directeur général de l’OMC. Nous lui avons expliqué sérieusement, mais très prudemment, nos difficultés. Bien entendu, notre revendication fut écoutée courtoisement avant d’être rejetée dans les formes les plus diplomatiques. Comment nos voix étaient si timides et si petites pensaient-elles ébrécher les murs que nous avions à détruire. A ce moment, dans un éclair d’imagination, j’ai eu la vision d’une énorme manifestation de paysans en grève. Inconsciemment, ma main a saisi un couteau (un couteau de l’armée suisse, je crois) et a déchiré mon abdomen. Quoiqu’il en soit, je regrette maintenant ce type d’action incontrôlée menée sous l’emprise de la colère. Cependant, il est malheureux de voir la même situation se reproduire aujourd’hui – des discussions hypocrites au sein d’une OMC complètement sourde aux souffrances et aux interpellations des paysans. Dans de telles conditions, comment puis-je agir ?
Laissez-moi revenir sur la situation en Corée. Nos craintes concernant l’accès au marché se transformèrent rapidement en réalité. Nous avons rapidement compris que nos efforts ne nous permettraient jamais de faire face aux importations. La surface moyenne de nos exploitations, 1,3 ha, représente moins du centième de celle des pays exportateurs. Les produits d’importations ont littéralement envahi notre marché intérieur et dans une course effrénée nous changions chaque année de culture dans l’espoir de trouver une petite niche où nous abriter. Mais presque à chaque fois, nous nous retrouvions en concurrence entre nous, compagnons de lutte, qui avions choisi la même production.
Les programmes de réforme de l’agriculture coréenne ont bien augmenté la productivité individuelle des paysans. Toutefois il est également indubitable que cet accroissement de productivité n’a fait qu’ajouter des volumes à des marchés saturés dont les produits importés à bas prix occupent une grande partie. Depuis les accords nous n’avons jamais été payés à un prix couvrant nos coûts de production. Parfois certains prix sur le marché interne ont été subitement divisés par quatre ! Quelle serait votre réaction si soudainement votre salaire venait à être divisé par deux sans que vous n’en sachiez clairement la raison ?
Une large partie des paysans qui ont déjà abandonné l’agriculture se sont retrouvés entassés dans des bidonvilles à la périphérie des grandes agglomérations. Les autres qui n’ont pas tenté d’échapper à ce cercle vicieux se sont retrouvés en faillite, la plupart endettés pour des années. Bien sûr, les plus fortunés pourront continuer pour un temps, mais le plus grand nombreux devra un jour arrêté. Pour ma part, je n’avais plus rien à faire qu’à surveiller leur vielle maison vide abîmée par le temps. Que pouvais-je faire d’autre sinon passer de temps à autre dans ces maisons vides en espérant voir revenir les paysans. Une fois j’ai couru jusqu’à une ferme où le paysan venait de mettre fin à ces jours en buvant des produits chimiques. Il ne supportait plus son endettement incontrôlable. Je n’ai rien pu faire d’autre que d’entendre les hurlements de son épouse. A ma place, comment vous sentiriez-vous ?
Une fois, j’ai été élu député de la province du Nord Jeon-Lay en tant que représentant du secteur agricole. Dans cette enceinte j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de discuter avec des organisations de consommateurs. J’ai appris d’eux qu’ils souhaitaient une alimentation saine et sûre et qu’ils ne voyaient pas avec bienveillance l’importation de produits agricoles bon marché. Selon eux, la principale raison vient du fait qu’ils considèrent que les prix à la consommation, en particuliers ceux des produits frais, sont déjà suffisamment abordables par rapport à leur pouvoir d’achat. Par exemple, le prix payé par un consommateur pour un bol de riz est équivalent à celui d’un paquet de chewing-gum, tandis que le kilo de tomates ne vaut pas plus cher qu’une tasse de café. Les exemples de ce type peuvent être multipliés. Ils disent donc, que mis à part les restaurateurs et l’industrie agro-alimentaire, la plupart des consommateurs recherchent des produits sains, débarrassés de pesticides, de dioxine, d’agents microbiens, d’hormone laitière et d’OGM.
Fort de ces informations nous sommes retournés sur nos fermes et nous avons travaillé plus (en écourtant nos nuits) et en réduisant nos coûts pour produire une alimentation super saine. Mais nos sommes désolés d’avoir à dire que les consommateurs ne pourront pas reconnaître les aliments sains tant qu’ils ne seront pas empaquetés séparément et étiquetés avec des grosses grosses lettres. Le bœuf a été le pire car nous ne pouvons pas étiqueter correctement ce type de viande. Dans l’agglomération de Séoul, qui regroupe près d’un quart de la population coréenne, ce sont les chaînes de fast-food qui ouvrent le plus de restaurants, et ce, surtout dans les zones les plus populaires. Les consommateurs y recherchent plus l’accès pratique et rapide qu’ailleurs. Qui nous garantira que notre alimentation est sans danger ? Si vous vous promenez dans les zones rurales de Corée, vous verrez de nombreux bâtiments en ruine, la plupart des étables, des porcheries ou des serres (un grand nombre en verre) qui ont pourtant englouti des sommes d’argent considérables. Si vous entrez dans certaines maisons, vous rencontrerez facilement des personnes âgés, souvent malades. Les hôpitaux ne sont facilement accessibles que pour ceux qui possèdent une voiture. Le système routier goudronné coréen ne relient entre eux que les zones d’immeubles (dans lesquelles sont entassées des milliers de personnes, les grands bâtiments et les usines). Ces routes goudronnées ont été construites aux dépends des rizières aménagées par de nombreuses générations au cours de milliers d’années, dont nous tirions notre alimentation. Aujourd’hui dans la société contemporaine, les fonctions fondamentales des rizières, fonctions écologiques et hydrologiques, sont encore plus cruciales. Qui maintiendra la vitalité de notre ruralité, nos traditions communautaires, nos équipements sociaux et notre environnement ?
Il ne me reste que peu de temps pour aborder la question des droits des paysans sur leurs semences et l’accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle sur le vivant. Je vous dirai simplement que la Corée a été contrainte par le FMI au moment de la crise financière de 1998 de vendre ses compagnies semencières aux six principales multinationales de ce secteur. Qui gardera notre héritage génétique ? Grâce au syndicat, j’ai eu la chance de voyager à l’étranger pour voir comment les agriculteurs s’en sortent avec leur compétitivité et leur survie. C’était bien de voir que les paysans de l’Union européenne avaient résisté à conserver leur fierté, en sauvegardant leurs communautés, leurs alimentations ainsi que leurs héritages culturels et leurs traditions. En voyant leur grand sens des responsabilités, leur engagement syndical, le fort social soutien dont ils bénéficient, même de la part de leur gouvernement, j’ai pris conscience qu’il n’allaient pas abonner facilement leurs terre. Jusqu’à aujourd’hui ils ont réussi à gérer des fermes de tailles importantes en utilisant la main d’œuvre familiale. Mais sans ces soutiens, ils risquent de ne plus pouvoir continuer leur activité agricole et devront se tourner vers le tourisme. Les difficultés des petits paysans européens étaient d’ailleurs identiques aux notres. Les agriculteurs aux USA sont de grande taille et plus calculateurs, ils semblaient prompts à prendre plus des risques. Tout en souhaitant exporter plus, ils s’inquiétaient sans cesse d’une possible faillite. Je me demandais comment ils faisaient pour ne pas être plus heureux avec des fermes si grandes et de si bonnes machines. Nombreux furent ceux qui me dirent qu’avec une chute continuelle des prix, ils gagnaient autant que des salariés agricoles, et ce ; quoiqu’en disent des statistiques d’augmentation des exportations. De plus les ventres de nos partenaires économiques (vendeurs de grains, agro-industrie) sont devenus de plus en plus gros, disaient-ils. Ils m’avouèrent également que sans nouvelles subventions, de nombreux fermiers américains feraient faillite, incapable de rembourser les intérêts de leurs emprunts. Ils étaient d’obliger d’augmenter leurs surfaces et leurs utilisations d’intrants. J’aurais souhaité visiter l’Australie, non seulement pour répondre aux questions que je portais en moi mais également pour mon imagination personnelle, titillée par ce grand sud sauvage dont nous parlent les films. Malheureusement, à cette époque, je n’avais plus d’argent. Le Japon n’étant pas très loin, j’ai pu m’y rendre de temps à autre et je me suis rendu compte qu’ils sont dans une situation similaire à la notre, même écologie, mêmes systèmes agraires et exploitations agricoles, mêmes difficultés pour les paysans. La concurrence est peut-être bonne, mais pour quels intérêts ?
Je crois que la situation des paysans est identique dans de nombreux pays en voie de développement, même si elle peut découler de différentes sources internes de problèmes. Cependant en règle générale, les problèmes des prix de dumping, les coupes des budgets gouvernementaux et les populations trop nombreuses se retrouvent partout. Pour eux, une protection grâce à des droits de douanes serait la solution la plus pratique. J’ai été désolé d’apprendre par la télévision et par les informations que la famine existe dans de nombreux pays sous-développés même si les prix des céréales sont extrêmement bas. Gagner de l’argent en commerçant n’est pas leur manière d’avoir accès à l’alimentation. Au contraire, l’accès à la terre et à l’eau et, j’en reste persuadé, leur manière la plus sûre d’assurer leur avenir. Lorsque je vois ce type de désastre frappant des hommes, je ne peux pas m’empêcher de penser aux personnes obèses qui vivent dans les pays fortement urbanisés du Nord. La charité ? Non, laissez-les de nouveau travailler !
Une fois j’ai également été au poste de président d’un petit journal de pêcheurs et de paysans coréens. A cette époque, j’ai passé beaucoup de temps à discuter avec la société civile, des officiels du gouvernement afin de comprendre ce qui se tramait autour de l’OMC et de ses négociations. De ces observations et surtout des histoires derrière la Conférence de Seattle et des anecdotes sur les pressions exercées à Doha par les pays riches sur les pays pauvres, j’ai vu de nouveau s’approcher de nous et de nos compagnons de par le monde, des images sinistres. Je vois de nouveau dans le texte de Mr Harbinson les mêmes jeux numériques pour enfant que dans le texte de l’Uruguay Round et je me sens berné par les grands pays développés, exportateurs de produits agricoles.
Mon cri d’alerte est adressé à tous les citoyens, pour leur dire que les êtres humains sont dans une situation dangereuse car des multinationales incontrôlés et un petit nombre d’officiels de premier rang de l’OMC mène une globalisation inhumaine, destructrice de l’environnement, tueuse de paysans et non démocratique. La globalisation doit être stoppée immédiatement la fausse logique du néolibéralisme fera périr les diversités de nos agricultures et sera désastreuse pour l’Humanité dans son ensemble.
Je dis d’une manière définitive :
Le Cycle de l’Uruguay n’a été qu’un jeu de poker frauduleux de groupes politiques amitieux qui souhaitaient se débarrasser de leurs problèmes sur d’autres pays, de multinationales et de quelques chercheurs bornés.
Dites la vérité maintenant, recommencez tout depuis le début et sortez l’agriculture de l’OMC.
Kyoung-Hae
Paysan coréen Traduction : jean-marc Desfilhes Texte original en anglais