Les droits de l’homme, une paix exsangue
Photo : périodique web sur
L’accord de paix a permis aux FARC-EP de quitter les territoires, mais le gouvernement Duque s’est montré impuissant dans la lutte contre les nouvelles formes de paramilitarisme et les bandes criminelles. Ainsi, des acteurs armés illégaux se sont emparés des territoires abandonnés par les FARC, ce qui a entraîné la poursuite des violations des droits de l’homme telles que les disparitions forcées, les déplacements forcés, les massacres, les agressions sexuelles et l’enfermement des communautés.
La Colombie occupe la première place dans le monde au chapitre du nombre de morts et des risques pour les leaders sociaux. Depuis la signature de l’accord de paix en 2016 jusqu’au 15 juillet 2020, 971 dirigeants sociaux et défenseurs des droits de l’homme et 211 anciens combattants des FARC-EP ont été assassinés. Pas moins de 573 de ces assassinats de dirigeants et de défenseurs des droits de l’homme ont eu lieu depuis l’investiture du président Duque en août 2018.
La situation humanitaire s’est aggravée de manière extraordinaire en 2020 lorsque 36 anciens combattants des FARC-EP et 166 dirigeants sociaux et/ou défenseurs des droits de l’homme ont été assassinés. Quatre-vingt-deux de ces assassinats ont été enregistrés depuis le confinement national (en raison de la pandémie de Covid19) décrété le 23 mars 2020.[1]
Cette violence reflète les conflits agraires pour la terre et les ressources, lesquels s’exacerbent dans le contexte d’après conflit et causent une augmentation des déplacements forcés et de la criminalisation de la contestation sociale. Le Bureau du procureur général rapporte que les homicides contre les personnes impliquées dans les processus de restitution de terres ont triplé entre 2015 et 2017, et ont graduellement augmenté, notamment depuis 2016, l’année de la signature de l’accord. Par exemple, 681 des 971 meurtres de dirigeants et de défenseurs des droits de l’homme depuis la signature de l’accord concernaient des membres d’organisations paysannes, indigènes, d’ascendance africaine, environnementales ou communautaires. Cela montre que 70,13 % des homicides se sont produits lors de conflits agraires portant sur la terre, le territoire et les ressources naturelles.
Dix pour cent du nombre total de dirigeants sociaux assassinés étaient liés au PNIS (Programme national intégral de remplacement des cultures illicites) ou étaient des victimes d’abus des forces de sécurité lors d’opérations d’éradication forcée.
Le gouvernement Duque ne se soucie guère de cette tristement célèbre réalité. Il lui arrive même de nier la situation de violence à laquelle sont soumises toutes les personnes qui réclament leurs droits et ceux de leurs communautés. À maintes reprises, des responsables gouvernementaux ont nié publiquement la nature systématique des meurtres de leaders sociaux et affirmé que « les dirigeants de la substitution des cultures illicites n’ont pas été assassinés »[2] ou que « le nombre de personnes tuées lors de vols de téléphones portables est plus élevé que celui des défenseurs des droits de l’homme. »[3] Ces types de déclarations révèlent le genre de mesures que les institutions prennent pour remédier à la situation.
Le 20 juillet, le président Duque a déclaré dans un discours qu’il avait réduit de 35 % le nombre de décès de leaders sociaux pendant son mandat comparativement à la période précédente. Cependant, selon les dossiers d’Indepaz, il n’y a pas eu de réduction de 35 % des homicides de dirigeants sous l’administration Duque par rapport à la même période de l’administration Santos, mais plutôt une augmentation de 30,5 %.
Les membres des communautés paysannes, autochtones, d’ascendance africaine et les personnes en voie de réintégration sont les principales victimes d’un conflit armé qui refuse de disparaître. Les déplacements forcés continuent d’être le fléau des zones rurales de Colombie : au cours des trois premiers mois de 2020, plus de 10 000 personnes ont été déplacées.
La situation est si grave que le 15 juillet dernier a eu lieu le premier déplacement d’un ETCR (espace de formation et de réintégration territoriale). Le gouvernement a transféré à Mutatá, région d’Urabá, les 93 personnes (y compris les anciens combattants et les membres de la communauté) qui résidaient dans l’ETCR à Ituango, en raison des délicates conditions de sécurité dans le territoire où la violence s’intensifie et un climat de peur s’est installé avec la soi-disant « Operación mil », un plan des groupes paramilitaires visant à mobiliser un millier d’hommes armés d’autres départements du pays à Ituango afin de prendre le contrôle de la zone pour y faire transiter des chargements de drogues vers le golfe d’Urabá.
Les groupes armés illégaux se rapprochent de plus en plus des ETCR (zones de formation et de réintégration territoriale). Au cours des derniers mois, les ETCR de Buenos Aires (Cauca), d’Ituango (Antioquia), de Puerto Asís (Putumayo) et de Mesetas (Meta) ont été forcés de se déplacer pour des raisons de sécurité.
L’ETCR de Buenos Aires (Cauca) ne compte plus que 43 des 140 anciens combattants des FARC qui s’étaient établis dans la région. Les déplacements ont eu lieu en raison des nombreuses menaces qui pèsent sur l’ETCR et, en fait, les conditions de sécurité sont si dangereuses que l’ARN (Agence pour la réintégration et la normalisation) a retiré ses fonctionnaires du territoire et que ni les anciennes escortes de la guérilla ni la Mission des Nations unies ne peuvent y entrer.
C’est la même situation dans l’ETCR à Mesetas (Meta) où deux meurtres y ont été commis. Sur le territoire, des messages anonymes circulent via WhatsApp contre les anciens combattants, leur demandant de rallier les guérilleros dissidents. Dans le même département, un ancien combattant a dû demander que des membres de l’armée le protègent. En janvier, des soldats en civil sur une moto ont tenté de l’arrêter puis l’ont pourchassé et forcé à abandonner sa moto et à se faufiler dans la brousse. Après avoir déposé des plaintes à la police, au ministère public et à l’Unité nationale de protection sans obtenir de réponse, cet ancien combattant a dû s’adresser aux juges pour obtenir des mesures de protection efficaces de l’État.
Le 16 juillet, dans le département de Huila, dix hommes ont assassiné la belle-sœur de l’ancien combattant Nencer Barrera, devant sa plus jeune fille, puis ont assassiné trois autres jeunes qui se trouvaient dans la zone. Le lendemain, Nencer lui-même a dû se rendre sur les lieux des événements pour faire sortir sa famille et ses amis qui étaient confinés, car ni l’autorité judiciaire ni la Police n’avaient répondu aux appels des porte-parole du parti FARC pour les faire sortir.
On a enregistré de tels déplacements dans six départements du pays, mais de nombreux cas n’ont pas été enregistrés. Parallèlement au déplacement de l’ETCR à Ituango, au début du mois de juin, d’autres déplacements ont eu lieu dans la Nouvelle Zone de Réintégration — NAR el Diamante, également dans le département de Meta, en raison des menaces des groupes armés. De même, en novembre 2019, on a signalé qu’un engin explosif avait été lancé dans l’ETCR de Miranda (Cauca) et, au début de juin 2020, des groupes armés ont proféré des menaces en exigeant la rupture des relations avec la population réintégrée.
Le gouvernement Duque n’a pas pris les mesures requises pour faire face à cette réalité et a ignoré la violence que subissent ces communautés. Le 7 juillet, l’ELN a proposé un cessez-le-feu bilatéral de 90 jours, une proposition qui répond à l’appel du Conseil de sécurité des Nations unies qui a demandé la cessation des hostilités en pleine pandémie. Le président Duque a rejeté cette offre dans un message publié sur le média social Twitter.[4]
La situation en Colombie est très préoccupante. La campagne colombienne subit toujours le fléau de la violence qui touche des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, lesquels continuent d’être victimes de déplacements forcés, de confinements, de disparitions forcées, de meurtres, de torture et de violences sexuelles. Ce scénario se déroule sous les yeux du président Duque, qui reste intransigeant malgré la réalité, persiste à recourir à la force pour imposer ses politiques, permet la dépossession des terres des petits producteurs et déforme l’esprit de l’accord qui vise à mettre fin au plus ancien conflit armé d’Amérique latine.
[1] Instituto de estudios para el desarrollo y la paz -INDEPAZ, (2020) Informe Especial Registro de líderes y personas defensoras de DDHH asesinadas desde la firma del acuerdo de paz Del 24/11/2016 al 15/07/2020 [Rapport spécial : Registre des dirigeants et des défenseurs des droits de l’homme assassinés depuis la signature de l’accord de paix (du 24/11/2016 au 15/07/2020)] http://www.indepaz.org.co/wp-content/uploads/2020/07/3.-Informe-Especial-Asesinato-lideres-sociales-Nov2016-Jul2020-Indepaz-2.pdf
[2] El Espectador (24 janvier 2020) « Líderes de sustitución de cultivos no han sido asesinados »: director del programa de sustitución. [« Les dirigeants de la substitution des cultures n’ont pas été assassinés » : directeur du programme de substitution] https://www.elespectador.com/colombia2020/pais/lideres-de-sustitucion-de-cultivos-no-han-sido-asesinados-director-del-programa-de-sustitucion-articulo-901193
[3] El Espectador (3 mars 2020) « Aquí mueren más personas por robo de celulares que por ser defensores de DD.HH. » [« Ici, plus de gens meurent lors de vols de cellulaire que parce qu’ils sont des défenseurs des droits de l’homme. »] https://www.elespectador.com/noticias/politica/aqui-mueren-mas-personas-por-robo-de-celulares-que-por-ser-defensores-de-dd-hh-mininterior-articulo-907537/
[4] Semana (7 juillet 2020) Gobierno dice no a la propuesta del ELN para cese al fuego bilateral.[Le gouvernement répond non à la proposition de cessez-le-feu bilatéral de l’ELN.] https://www.semana.com/nacion/articulo/eln-propone-cese-al-fuego-bilateral–noticias-colombia/684869
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