|

Des personnalités de toute l’Europe lancent un dernier appel pour que la “Déclaration des droits des paysans” soit votée au Conseil des droits de l’homme des Nations unies ce vendredi à Genève

Par Olivier De Schutter, ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation (2008-2014) et une quinzaine de spécialistes européens de la question (*)

Cette semaine à Genève, le Conseil des droits de l’homme doit prendre position sur les suites à donner à un projet de Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales. La déclaration a été négociée depuis 2013 au sein d’un groupe de travail intergouvernemental, dans un climat parfois tendu. Le moment qui arrive est décisif.

Le 3 juillet dernier, à une large majorité de 534 votes contre 71 (et 73 abstentions), le Parlement européen a adopté une résolution demandant que les États membres de l’Union européenne appuient le projet de Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Nous réitérons cet appel.

S’agrandir ou disparaître

Partout dans le monde, les paysans et paysannes sont confrontés à la spéculation foncière et à l’accaparement de terres. Les paysan(ne)s qui s’inscrivent dans les chaînes agroalimentaires dominantes font face à une concentration toujours plus forte, aussi bien dans les secteurs de l’agrochimie et des semences, qui fournissent des intrants, que parmi les industries de transformation agroalimentaire et les distributeurs, qui achètent les récoltes. Quant à celles et ceux, toujours plus nombreux, qui s’inscrivent dans les circuits courts, ils font face à des réglementations inadaptées car conçues pour l’agriculture industrielle, et à un système de subsides qui favorise les plus grandes exploitations. L’on fait comprendre à ces paysans et paysannes qu’il leur faut s’agrandir, ou disparaître. En Europe, deux tiers des fermes ont disparu au cours des trente dernières années, et les revenus des petits agriculteurs leur permettent à peine de survivre. Les paysages se meurent. Cela ne peut plus durer.

Pour des pratiques agroécologiques

Il ne s’agit pas ici de défendre les intérêts corporatistes d’une profession. Il s’agit de défendre un certain modèle agricole, dont nous n’acceptons pas la disparition programmée. C’est l’agriculture paysanne qui contribue au maintien de l’agrobiodiversité dans nos champs et qui entretient le mieux la santé des sols, par des pratiques agroécologiques qui misent sur la diversité et permettent un meilleur stockage du carbone : alors que l’on prétend lutter contre l’érosion de la biodiversité et ralentir le changement climatique, il serait incompréhensible que l’on accepte que les monocultures industrielles, qui transforment nos campagnes en déserts, soient les seules à subsister et définissent l’avenir de nos territoires.

C’est l’agriculture paysanne qui contribue le mieux au développement des zones rurales et à combattre leur dépeuplement : en la soutenant, c’est un gisement d’emplois inexploité que l’on peut créer. Et ce qui est vrai des pays européens est vrai, à plus forte raison, dans les pays en développement. La très grande majorité des pauvres et des personnes qui ont faim vivent dans les zones rurales, d’une petite agriculture dite “familiale” que des dizaines d’années de promotion de l’agriculture d’exportation ont lentement décimée. Les paysan(ne)s que l’on ruine fuient vers les villes, à la lisière desquelles ils vont habiter dans des conditions précaires : les villes n’en peuvent plus.

Peur de “nouveaux” droits ?

Que craint-on ? Que la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales vienne consacrer des “nouveaux” droits ? L’essentiel de ce qu’elle contient reprend des promesses déjà consacrées ailleurs, que ce soit dans des instruments internationaux de protection des droits de l’homme ou dans des textes moins connus (et plus souvent cités, il est vrai, à Rome, où se situent les principales organisations onusiennes qui luttent pour la sécurité alimentaire mondiale, qu’à Genève) : la Déclaration ne fera que rendre plus visible ce qui est déjà là, mais dispersé, sous une forme tellement discrète qu’on en oublierait presque ces serments, réitérés de sommet en sommet, à soutenir l’agriculture familiale et les systèmes agroalimentaires locaux, afin de faire reculer la pauvreté rurale et la malnutrition.

Peur de l’idée de “droit à la terre”?

Ou bien craint-on la référence à la réforme agraire et au “droit à la terre” ? Adoptée en novembre 2009 par les soixante chefs d’État et de gouvernement et 192 ministres de 182 pays et de l’Union européenne, la Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire engage déjà les gouvernements à “établir des mécanismes juridiques et autres, qui fassent progresser la réforme agraire, reconnaissent et protègent les droits de propriété, d’accès à l’eau et d’usage, pour améliorer l’accès des pauvres et des femmes aux ressources” (Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire, 2009, objectif 1.2). Et un traité international, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, insiste sur la réforme agraire comme moyen de garantir “le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim”, et “d’assurer au mieux la mise en valeur et l’utilisation des ressources naturelles” : ce sont les exploitations agricoles de petite et de moyenne taille qui sont les plus productives à l’hectare, et les mieux placées pour une gestion rationnelle des ressources.

Le sens de l’histoire

Craint-on la référence à la souveraineté alimentaire, cette revendication d’abord formulée depuis plus de vingt ans par la Via Campesina, le mouvement transnational de paysans qui compte aujourd’hui 200 millions de membres, et portée à présent par de nombreux mouvements sociaux ? La Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire elle-même reconnaît la nécessité d’encourager “la production et l’utilisation de cultures vivrières appropriées sur le plan culturel, traditionnelles et sous-utilisées” (objectif 2.3). Et tous les experts ayant travaillé sur les causes de la faim et de la malnutrition le savent bien : c’est la priorité quasi exclusive donnée aux cultures de rente dans les pays pauvres, dans la quête où ces pays se sont mis de devises étrangères afin de rembourser leur dette extérieure, qui est la cause principale de la pauvreté rurale. Changer de cap est possible, mais cela suppose de relocaliser les systèmes alimentaires, et de permettre que les paysan(ne)s participent à la définition des politiques qui les concernent : l’expression de souveraineté alimentaire ne désigne pas autre chose.

En soutenant la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, l’Union européenne s’inscrira dans le sens de l’histoire. Elle répondra aux attentes d’une grande partie de l’opinion publique. Elle agira en cohérence avec les valeurs qu’elle s’est engagée à respecter dans la conduite de ses relations extérieures : le développement durable de la planète, l’élimination de la pauvreté et la protection des droits de l’homme.

Ce ne sont pas que des mots : cela exige des actes. Le moment est venu.

–> (*) Ce texte est publié simultanément dans plusieurs grands journaux européens. Il est co-signé par une quinzaine de spécialistes européens de la question:
Olivier De Schutter, ancien Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation (2008-2014) et Prof à l’Université catholique de Louvain (UCL), Belgique
Matthieu Ricard, Moine bouddhiste tibétain et docteur en génétique cellulaire, France
Dacian Cioloș, former European Commissioner for Agriculture (2010-2014), Roumanie
Ugo Mattei, Professeur à l’Université de Turin, Italie
Jean-Pascal van Ypersele, Professeur à l’UCLouvain, ancien Vice-président (2008-2015) du GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), Belgique
José Esquinas, Professeur dans plusieurs universités européennes et ancien Directeur de la FAO, Espagne
Raj Patel, Professeur à l’Université du Texas, Etats-Unis
Jean Jouzel, Climatologue et membre du CESE, France
Jan Douwe van der Ploeg, Professeur émérite de l’Université de Wageningen, Pays-Bas
Franz Segbers, Professeur à l’Université de Marburg, Allemagne
Nico Krisch, Professeur au Graduate Institute for International and Development Studies, Suisse
Eric Corijn, Professeur à la Vrije Universiteit Brussel (Cosmopolis), Belgique
Marjolein Visser, Professeur à l’Université Libre de Bruxelles, Belgique
Remo Klinger Professeur et avocat, Geulen & Klinger Rechtsanwälte, Allemagne
Hanns Wienold, Professeur à l’Université de Muenster, Allemagne
Maria Müller-Lindenlauf, Professeur à University of Applied Science Nürtingen-Geislingen, Allemagne
Michael Krennerich, Président du Nuremberg Human Rights Centre, Allemagne
Christine von Weizsäcker, Présidente d’Ecoropa, Allemagne
Friederike Diaby-Pentzlin, Professeur à l’Université de Wismar, Allemagne
Brigitte Fahrenhorst, Professeur à l’Université technique de Berlin, Allemagne
Philippe De Leener, Professeur à l’Université Catholique de Louvain, Belgique
Brigitte Hamm, Professor at the Universität Duisburg-Essen, Allemagne