Souveraineté alimentaire : le parcours de la Marche Mondiale des Femmes

En ces 25 années de souveraineté alimentaire, les femmes ont contribué à la biodiversité et à la réorganisation du travail

Article rédigé par Miriam Nobre, militante de la Marche Mondiale des Femmes au Brésil, et publié sur le site de Capire, le 15 octobre 2021

La Via Campesina a proposé le principe de souveraineté alimentaire en 1996 comme le droit des peuples à organiser l’accès à une alimentation saine et de qualité, dans le respect de leur culture alimentaire. Ainsi, LVC a proposé d’aller au-delà de l’idée de sécurité alimentaire qui, lorsqu’elle est utilisée pour justifier l’importation ou la réception de dons internationaux de nourriture et de semences, démantèle la production paysanne locale et ses circuits de distribution. Le principe de souveraineté alimentaire a été développé et renforcé dans les luttes contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), créée en 1995. D’autres actions de La Via Campesina, comme la Campagne mondiale pour des semences paysannes, un patrimoine des peuples au service de l’humanité avec menée en grande partie par des femmes, ont également contribué à la construction de ce principe.

La 1ère Rencontre Internationale de la Marche Mondiale des Femmes (MMF) a eu lieu en 1998 et a défini une plateforme de revendications contre les causes de la pauvreté et de la violence, élaborées durant l’Action internationale de 2000. La première demande était d’éliminer la pauvreté en mettant en œuvre des lois et des stratégies nationales pour garantir que les femmes ne soient pas victimes de discrimination dans « leurs droits d’accès aux ressources de base telles que l’eau potable, la production et la distribution d’aliments afin d’assurer la sécurité alimentaire de la population ».

La 2ème Action internationale du MMF, en 2005, a organisé les revendications et la vision du monde du mouvement dans la Charte mondiale des femmes pour l’Humanité et a affirmé la garantie de la souveraineté alimentaire.  La construction de cette Charte a été un processus très participatif qui a permis d’élargir l’agenda de notre mouvement par la contribution des femmes rurales.

La 3ème Action, en 2010, a organisé les revendications travaillées par les Coordinations nationales dans les domaines d’action, parmi lesquelles la défense des biens communs, où nous situons le principe de souveraineté alimentaire et la lutte pour l’atteindre. Nous nous sommes engagées, en tant que mouvement, à créer et à renforcer les liens entre les femmes rurales et urbaines dans les circuits de distribution alimentaire.

La 4ème Action, en 2015, a placé ces débats au cœur des territoires avec des activités de mobilisation, d’échange et de formation dans les zones de production agroécologique et dans les zones touchées par les entreprises transnationales. En 2020, la 5ème Action s’est centrée sur les offensives des entreprises (avec des stratégies pour contrôler les semences et imposer la consommation de produits ultra-transformés) et les résistances féministes à celles-ci.

À chacun de ces moments, il est devenu plus évident que briser l’aliénation sur ce que nous mangeons implique de réfléchir à l’organisation du travail domestique et des soins. Nous nous sommes engagées à : « Créer et renforcer les liens entre les femmes des milieux urbain et rural au travers d’expériences de vente directe, de marchés de producteurs, de la préparation et de la distribution collective d’aliments. Partager les connaissances et veiller à ce que « le point de vue urbain » ne s’impose pas dans les analyses et la mise en pratique. Lutter pour que les habitudes alimentaires changent : que les aliments de mauvaise qualité importés soient remplacés par des aliments sains, produits localement. Dénoncer l’hégémonie de l’agro-industrie et des grandes chaînes de supermarchés dans la distribution alimentaire ».

Réduire la surcharge de travail des femmes en consommant des produits ultra-transformés ou en transférant le travail de soins à d’autres femmes immigrantes, noires et pauvres n’est pas notre horizon. Pour les femmes pauvres, le droit à l’alimentation est une lutte permanente, qui se déroule dans des luttes collectives contre des prix élevés.

Vale do Ribeira, Brasil, 2019.

Selon les historiennes Tilly et Scott[1], les femmes au foyer du nord de la France refusaient de payer des prix exagérés, paralysaient les wagons et confisquaient la nourriture, déjà en 1911. Plus d’un siècle plus tard, nous continuons à faire valoir nos luttes pour changer les façons dont s’organise la reproduction de la vie. Cela se réalise dans des expérimentations collectives qui font partie de l’histoire du féminisme.

Nyéléni : divers sujets renforçant le principe et la lutte

Tout au long de cet itinéraire, l’alliance avec La Via Campesina est, pour nous, une boussole. Ensemble, nous intégrons de larges articulations impliquant des mouvements environnementaux tels que les Amis de la Terre International, des mouvements de pêcheur·euses, des peuples autochtones, des travailleur·euses du secteur alimentaire. Dans ces articulations, le Forum de Nyéléni pour la souveraineté alimentaire a été une étape importante. Le forum qui a eu lieu en 2007 à Selingué au Mali tient son nom de celui d’une paysanne mythique qui a réussi à cultiver le fonio, céréale importante dans l’alimentation de la région.

Là, divers mouvements sociaux se sont réunis pour approfondir le principe de la souveraineté alimentaire avec la contribution de différents secteurs. Nous avons discuté de la contribution des femmes à la production et à la préparation des aliments, y compris la production pour l’autoconsommation, généralement invisible, ainsi que de leurs connaissances et expériences qui assurent la diversité des espèces et des pratiques. Nous avons discuté des conditions de préparation de la nourriture : le travail domestique effectué principalement par des femmes, ignoré dans sa dimension économique, comme s’il s’agissait d’un prolongement naturel des attributions que la société patriarcale réserve aux mères et aux épouses.

Nyèleni, Mali, 2007.

Affirmer la souveraineté alimentaire implique de collectiviser et de déféminiser la préparation des repas. En même temps, cela signifie reconnaître les savoirs ancestraux des femmes dans ce domaine et la façon dont elles les articulent pour cultiver et sélectionner des variétés en fonction du goût ou de la facilité de transformation.

Dans un communiqué, les femmes présentes à Nyéléni ont rejeté « les institutions capitalistes et patriarcales qui conçoivent la nourriture, l’eau, la terre, le savoir des gens et le corps des femmes comme de simples marchandises ». La lutte pour la souveraineté alimentaire comprend la libération des territoires de la contamination de l’agriculture industrielle et de la violence, y compris celle contre les femmes.

Expérimenter d’autres façons d’organiser l’alimentation et les soins

Dans notre mouvement, des groupes de femmes cuisinent ensemble dans des restaurants populaires, avec des moyens créatifs d’organiser le travail et de distribuer ses résultats. Elles proposent, par exemple, le roulement de celles qui cuisinent, la garantie de repas gratuits pour les membres malades, la pression pour obtenir des subventions directes de l’État.

Au Pérou, les femmes des comités Verre de lait (Vaso de Leche) ont cherché à acheter du lait directement auprès des producteurs. Au même moment, elles s’opposaient fermement aux traités de libre-échange qui facilitaient l’importation de lait en poudre. Au cours des mobilisations, elles ont mis en place des occupations et des barrages routiers, et la cuisine a acquis un sens stratégique : des personnes en situation d’extrême vulnérabilité, qui au début ne cherchaient qu’une assiette de nourriture, se sont rapprochées des mouvements.  Dans un contexte de crise permanente du capital, exacerbée par les urgences socio-climatiques et la pandémie de covid-19, la solidarité assure l’accès à la nourriture et imprègne les actions de nos mouvements.

Dans les conucos[2] du Venezuela, dans les marchés de femmes au Mexique, entre autres expériences, les femmes cultivent la vie en mouvement, transformant l’économie et la politique et renforçant les liens féministes. Nous nous sommes réunies de nombreuses fois autour d’une galinhada au Brésil, d’un sancocho en Colombie ou d’un pap et chakalaka en Afrique du Sud. Et ce n’est pas par hasard que lors de l’Action internationale de 2010 au Brésil, la cuisine collective qui a été installée a reçu les manifestantes avec la devise « la cuisine est le cœur, sans nourriture il n’y a pas de révolution ».

Contre les nouvelles offensives du capital, nous continuons en résistance

Depuis le début de la Marche Mondiale des Femmes, nous nous sommes rassemblées dans la lutte contre les OGM non seulement à cause de leurs risques évidents pour la santé dus à l’augmentation de l’utilisation des pesticides, mais aussi pour nous opposer au contrôle des entreprises transnationales et à l’expansion des relations de marché à tous les domaines de la vie.

Les mêmes entreprises (entre entreprises agrochimiques et pharmaceutiques) vendent les OGM et les pesticides qui causent des problèmes de santé reproductive, puis vendent la procréation assistée. Les technologies sont passées du transgénique à l’édition génomique sans aucune régulation ni contrôle social. La médicalisation du corps des femmes a suivi avec l’ajout d’hormones et d’antidépresseurs pour apaiser la tristesse de vivre sans perspectives d’avenir.

Nous connaissons déjà les entreprises traditionnelles qui promeuvent la « révolution verte » avec des machines, des pesticides, des semences, des engrais chimiques et des banques. Maintenant, nous gardons un œil sur les entreprises technologiques qui accumulent et traitent des informations pour contrôler une agriculture 4.0. L’architecture juridique de ses interventions est construite dans des espaces tels que le récent Sommet sur les Systèmes Alimentaires des Nations Unies, réalisée sur commande du Forum de Davos, suivant le modèle des « parties prenantes multiples », dans lequel une entreprise ou une fondation entretenue par des entreprises a le même poids qu’un État. 

Encadrant le genre comme un « levier de changement », des espaces comme celui-ci apportent des propositions (sous une prétendue écoute démocratique) telles que l’accès des femmes à la terre et la réduction de la charge du travail de soin. Il n’est cependant pas question de produits ultra-transformés, qui réduisent le travail de préparation à court terme, mais augmentent le travail de soin d’une population malade à cause d’une consommation excessive de sucres, de graisses et de sel. Il n’est pas non plus question d’accaparement des terres pour l’agriculture industrielle, notamment pour la production d’agrocarburants. Lorsque le lien entre la question alimentaire et environnementale est guidé par la marchandisation et la financiarisation, la capture du carbone semble une alternative durable, même si c’est une manière d’instrumentaliser le sol potentiellement rentable pour des entreprises comme Danone et Bayer.

D’autre part, dans le monde entier, les agricultrices construisent la vie et la fertilité des sols et assument la responsabilité sociale de la lutte contre la faim. Dans les zones de réforme agraire, elles reconstruisent des sols appauvris par une utilisation intensive, la contamination, par le compactage par machines et le piétinement des animaux en élevage extensif. Dans les zones d’agriculture urbaine, elles fabriquent des sols sur des terrassements ou des décharges. La diversité de ses cultures profite des espaces, de la luminosité et des synergies entre les plantes.

Sa relation avec des groupes d’achat collectif, direct et responsable, des initiatives de don ou d’échange de nourriture et des cuisines communautaires rapproche la campagne de la ville et concrétise la devise selon laquelle « manger est un acte politique ». L’agriculture qu’elles pratiquent s’inscrit dans l’époque des relations entre les êtres humains et les relations de ces êtres humains avec la nature. Une agricultrice l’a bien dit : « Je m’occupe de la plante, la plante s’occupe de moi. »

La Via Campesina

En ces 25 années de construction de la souveraineté alimentaire, en marchant côte à côte avec La Via Campesina et les paysannes organisées à travers le monde, nous pratiquons un féminisme qui nourrit le principe de la souveraineté alimentaire. Grâce au féminisme, nous savons que la souveraineté alimentaire exige une réorganisation de la reproduction sociale qui redistribue la terre, le pouvoir et le temps libre. Que celle-ci soit élaborée dans des dialogues de connaissances, dans lesquels la créativité et le savoir des femmes organisent l’ordre du jour.


[1] Tilly et Scott sont les auteures de Women, work and family, publié par Routledge, Londres, en 1989.

[2] Le conuco est une pratique agricole traditionnelle communautaire ou familiale d’origine autochtone, basée sur la polyculture destinée avant tout à l’autoconsommation ou à l’échange communautaire, bien que la production excédentaire puisse également être destinée aux marchés populaires. Le conuco représente la conservation des techniques ancestrales, des aliments originaires. Au Venezuela, il représente également une résistance active contre le blocus économique.