Souveraineté Alimentaire et organisation : axes de la Conférence Internationale de La Via Campesina
Première publication par Agencia Tierra Viva
30 novembre 2023
« Allons peuple, retournons à la campagne », scande le Mouvement paysan international à l’occasion de sa huitième Conférence, un espace qui réunit des délégué·e·s du monde entier pour réfléchir et coordonner des actions globales en faveur de l’accès à la terre et à l’eau, de l’agroécologie et des semences. Elle entend également étudier la montée des gouvernements de droite.
Par Nahuel Lag
La Via Campesina (LVC) est un mouvement paysan international rassemblant 182 organisations de producteurs·rices alimentaires dans 81 pays d’Afrique, d’Asie, d’Europe, du Moyen-Orient et des Amériques. La Souveraineté Alimentaire, les droits des paysan·ne·s, l’accès à la terre et à l’eau, l’agroécologie et les systèmes de semences paysannes, la lutte contre le changement climatique, le féminisme et la diversité constituent quelques-unes des bannières brandies au cours de ces 30 ans d’histoire, depuis la première Conférence Internationale qui s’est tenue à Mons (Belgique). Nous célèbrerons ces trois décennies lors de la huitième Conférence Internationale qui se tiendra à Bogota (Colombie) à partir du 4 décembre. Nous lançons un appel : « Allons peuple, retournons à la campagne ».·
« Une conférence historique nous attend après 30 ans de lutte, de résistance. Nous savons que les défis qui nous attendent seront considérables. Mais ils nous permettront d’avancer en alliance avec différents secteurs du Mouvement social pour construire la Souveraineté Alimentaire, pour essayer d’endiguer le changement climatique, en partie causé par le système agroalimentaire actuel et le développement industriel. Nous pouvons, ensemble, construire un monde meilleur », déclare Nury Martínez, dirigeante de Fensuagro, la plus ancienne organisation paysanne de Colombie, qui compte 52 syndicats et 23 associations membres, représentant plus de 80 000 familles.
Les Conférences Internationales de LVC se tiennent tous les quatre ans, entrecoupées de réunions régionales et de conférences intermédiaires. Néanmoins, six ans se sont écoulés depuis la dernière conférence internationale qui s’est tenue au Pays basque en 2017. Entre-temps, bien sûr, nous avons traversé la pandémie de la COVID-19, qui a aggravé la crise alimentaire mondiale et a démontré l’importance de la production alimentaire locale et des petits producteurs·rices dans le monde. Ces années ont également été synonymes de victoires pour le Mouvement paysan international puisque l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP) en décembre 2018 et, récemment, le Conseil des droits de l’homme a approuvé la création du groupe de travail qui mettra en œuvre son suivi.
Les mouvements paysans sont confrontés à deux défis, exacerbés par les crises économiques et la pandémie de la COVID-19 : d’une part la monopolisation par les multinationales (réunies par le Forum économique mondial) d’organismes internationaux tels que la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et d’autre part la montée de gouvernements fascistes et d’extrême droite, comme on a pu le constater récemment en Argentine avec la victoire de Javier Milei.
En ces temps de capitalisme financier, les paysan·ne·s répondent par l’organisation. Plus de 500 délégué·e·s paysan·ne·s se réuniront à Bogota — à l’occasion du retour de la conférence en Amérique latine, après le Mexique (1996) et le Brésil (2004) — pour définir, actualiser et perfectionner les lignes d’action stratégiques du Mouvement paysan international pour les quatre prochaines années. Avant l’ouverture de la Conférence Internationale, les Assemblées des femmes et des jeunes, l’Assemblée de la diversité et l’Assemblée des hommes contre le patriarcat auront lieu.
« Ces 30 années amènent un temps de célébration et de réflexion, une nouvelle étape du renouveau générationnel. La pandémie nous a clairement montré que les luttes de La Via Campesina constituaient une partie de la solution face aux dilemmes que le capitalisme ne résout pas, mais aggrave. Alors que la gouvernance mondiale des systèmes agroalimentaires, loin de la réalité, maintient comme seul critère la discussion de politiques basées sur les prix et les profits des entreprises sans prendre en compte les dimensions sociales et environnementales », explique Diego Montón, du Mouvement national paysan-indigène Nous Sommes la Terre (MNCI-ST), qui sera l’un des délégué·e·s représentant l’Argentine.
Ainsi, le renforcement de la présence de la diversité et de la jeunesse dans les postes de direction sera l’un des objectifs de la Conférence Internationale qui se tiendra à Bogota, tout comme la consécration du chemin parcouru grâce aux Instituts latino-américains d’agroécologie (IALA). Ces derniers constituent des espaces de formation politique et technique mis en place par le Mouvement paysan. Rien qu’en Amérique latine, on en compte 12, en plus des écoles d’agroécologie qui existent à l’échelle mondiale.
Axes de la Conférence Internationale de la Via Campesina
« La pandémie n’a pas renforcé la solidarité et l’accès à l’information, mais a stimulé l’individualisme et renforcé la concentration des terres et des systèmes agroalimentaires entre les mains des entreprises. Il y a eu des conséquences directes sur la qualité de l’alimentation, sur l’environnement, la crise alimentaire et climatique et les migrations », déclare Diego Montón concernant les thèmes centraux de la huitième Conférence Internationale de La Via Campesina.
Le Sommet sur les systèmes agroalimentaires organisé par les Nations Unies en 2021, en pleine pandémie, a prouvé que les allégations de cooptation des entreprises formulées par le Mouvement paysan international étaient avérées. Une situation qui touche aussi le Comité de la sécurité alimentaire, on constate également une avancée des entreprises dans le système de gouvernance de la FAO. « Il y a eu une régression et une ouverture aux entreprises, ce qui fera l’objet d’une analyse pour évaluer les lignes d’action, au moins sur les méthodes avec lesquelles La Via Campesina interagit avec la FAO », déclare le dirigeant du MNCI-ST.
La membre de Fensuagro précise que les débats sont profonds et que LVC les porte au sein de la FAO et du Comité international de planification pour la souveraineté alimentaire (CIP) afin de mettre un terme aux positions alignées sur l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui proposent un système corporatif et une agriculture 4.0. « Le Mouvement paysan, aux côtés de ses allié·e·s, espère mobiliser le monde pour défendre l’agriculture paysanne. De plus, il rappelle le danger que court l’humanité si nous continuons à nous ouvrir au système agro-industriel, qui détruit non seulement la nature, mais aussi la santé des personnes et l’avenir des paysan·ne·s », prévient Nury Martínez.
« La technologie touche toutes les sphères et tous les écosystèmes, mais le tout est de savoir comment la penser pour qu’elle soit complémentaire, fonctionnelle, adaptée aux besoins de chacun×e et pour qu’elle ne soit pas synonyme d’exclusion. C’est là que réside le défi de la participation, de la construction politique et de l’unité des blocs mondiaux et locaux qui contestent l’hégémonie de ces politiques et les flux de capitaux financiers qui, lorsqu’ils sont libérés, ont une capacité accrue de transformation des territoires », ajoute Diego Montón.
L’un des outils construits par LVC pour ratifier les lignes d’action historiques de la paysannerie en tant que sujet de droit est le programme UNDROP qui, au travers de ses 28 articles, soutient les lignes d’action stratégiques que le Mouvement a construites. « La réforme agraire intégrale et populaire gagne du terrain. Les débats qui ont lieu aux Nations Unies devraient être mis à l’ordre du jour, en récupérant la fonction sociale de la terre, afin qu’elle ne soit pas seulement une privatisation pour le système corporatif », souligne la dirigeante colombienne.
En octobre dernier, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé un groupe de travail (avec l’opposition de seulement deux pays, les États-Unis et la Grande-Bretagne) qui nommera en février cinq expert·e·s pour assurer le suivi de la Déclaration au niveau international. « Cela représente une nouvelle étape pour le plan d’action de LVC, qu’il faudra certainement universaliser, mais qui devra aussi mener à des actions concrètes dans les pays, les régions. Il faudra aussi ouvrir le dialogue avec les États », déclare le représentant de MNCI-ST.
La mise en œuvre de la Déclaration sur les droits des paysan·ne·s : quels changements et quelles possibilités ?
Diego Montón : – Le groupe de travail aura le pouvoir de dialoguer avec les États et de produire des rapports, tant pour dénoncer les violations des droits des paysan·ne·s que pour mettre en évidence les bonnes pratiques, ce qui permettra au secteur d’acquérir une plus grande visibilité et de systématiser les politiques publiques réussies. Le groupe fournira ces informations au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Ce qui constituera un outil supplémentaire, qui pourra servir dans certains pays à générer un dialogue entre les organisations et les États, dans d’autres à mettre fin à la répression ou aux mauvaises pratiques, et dans d’autres encore à donner de la visibilité aux bonnes pratiques. Il faudra que les organisations accompagnent et poursuivent une mobilisation permanente.
La mise en œuvre de ce mécanisme se fait parallèlement à l’émergence de gouvernements de droite ou d’extrême droite dans différents pays. Dans la région, le Brésil a été sous Jair Bolsonaro, le Salvador sous l’administration de Nayib Bukele et en Argentine Javier Milei commence son mandat. « Le capitalisme financier a montré qu’il était loin de résoudre les problèmes de l’humanité, qu’au contraire il les aggravait. La pandémie n’a pas aidé et nous a donné l’impression qu’il n’y avait pas d’issue face à la montée de différents groupes et idées fascistes dans le monde entier. Ce sera certainement un autre point central de discussion de la conférence de Bogota. On y évoquera aussi l’importance des liens entre organisations afin de raviver l’esprit de solidarité internationale », ajoute le dirigeant du MNCI-ST.
Nury Martínez évoque ensuite un cas flagrant de politiques de droite violant les droits à l’alimentation et à l’accès à l’eau, que LVC dénonce au niveau international : le génocide du peuple palestinien dans la bande de Gaza. « La paix et l’instrumentalisation de la faim comme arme de guerre constituent des sujets brulants d’actualité, notamment en Palestine. Nous considérons que le droit à l’alimentation en tant que droit humain, mais aussi que tout ce qui a trait à l’alimentation des peuples est extrêmement important. Tout cela fait partie des défis que nous voulons relever. »
La Colombie, marquée par les luttes paysannes
Entamant sa quatrième décennie d’activité mondiale, LVC tient à nouveau sa Conférence Internationale en Amérique latine, symbole de la contribution des luttes paysannes aux processus de paix. Ce fût bien sûr le cas du traité de paix colombien, signé en 2016, qui a pu compter sur la contribution indispensable d’organisations populaires telles que Fensuagro, la Coordination nationale des peuples et dirigeant·e·s indigènes, l’Association nationale des zones de réserve paysannes ou la Coordination nationale agraire, entre autres. Les forces paysannes ont été victimes de déplacements forcés en raison des projets d’extraction ou du contrôle des territoires par les narcotrafiquants. Elles ont joué un rôle clé dans la résistance face au gouvernement d’Iván Duque, dans la perspective de la victoire présidentielle du président Gustavo Petro.
L’arrivée du progressiste Gustavo Petro au gouvernement a ouvert des processus de dialogue avec les secteurs agricoles, a relancé l’espoir de faire respecter les traités de paix dans les zones rurales et de faire avancer la réforme agraire, dans un pays où le taux de violence à l’encontre des militant·e·s socio-environnementaux est élevé. « C’est une occasion unique d’assister à un large éventail d’initiatives dans le domaine de l’agroécologie paysanne et de divers modèles de production alimentaire », espère LVC.
-L’Amérique latine continue de lutter contre son statut d’exportateur de matières premières et de ressources naturelles. Gustavo Petro commence à remettre en cause ce modèle, en parlant de décarbonisation, de protection de la nature et même d’un modèle de “décroissance”. Qu’en est-il du dialogue avec les organisations paysannes et quelles sont les attentes autour de ce changement ?
Nury Martínez : En Colombie, le président Gustavo Petro tient un discours et propose un programme gouvernemental pour décarboniser le monde. Il veut proposer d’autres options, d’autres alternatives pour produire de l’énergie. Il faut se rendre compte de l’accélération proposée par le développementalisme pour pouvoir proposer d’autres alternatives de production dans les campagnes. Nous pensons que le dialogue du président avec les organisations sociales est important. Mais les idées du président ne sont pas toujours possibles avec le cadre institutionnel actuel. Le modèle actuel ne nous permet pas vraiment d’aller de l’avant, de parler de transformations et de changements qui nous permettent vraiment de mettre sur pied un modèle différent. Le président Petro a essayé de développer son programme gouvernemental par le biais du Plan de Développement National, mais ce n’est pas si facile, parce que le modèle étatique va à l’encontre de la paysannerie et de ce qui est proposé. Nous devons nous arrêter sur plusieurs aspects. Il faut évoquer la question des accords de libre-échange, les renégocier afin de mettre un terme à l’exploitation des ressources naturelles. Le président Petro a mis fin aux concessions minières et à ce type d’accords, ce qui a généré un non-conformisme certain de la part de la droite, qui ne fait qu’aggraver « les coups d’État en douce » qui se préparent en Colombie depuis le début de son mandat.
Peut-on s’attendre à une réforme agraire intégrale en Colombie et quelles en seraient les caractéristiques ?
-Le président parle de Souveraineté Alimentaire et de réforme agraire, mais, comme nous l’avons dit, le Congrès de la République colombienne n’est pas suffisamment favorable à ce gouvernement pour adopter une loi de réforme agraire intégrale telle que celle que nous proposons. Actuellement, le système national de réforme agraire est mis en œuvre, conformément à la loi 160, adoptée en 1994 et à l’Accord de Paix signé en 2016. Pour l’instant, ça fonctionne comme ça. Les gouvernements précédents n’ont pas tenu compte de la paysannerie lors de la mise en œuvre de cette loi, ils n’ont tenu compte que des lois visant à soutenir l’agrobusiness, l’agro-industrie, les propriétaires terriens, les monocultures et tout ce qu’implique le modèle de l’agrobusiness.
Ces premières mesures permettent-elles d’espérer des progrès en matière de réforme ?
-Cela ouvre la voie pour nous permettre d’accéder à la terre, d’obtenir des projets productifs qui nous permettent de nous équiper, d’améliorer la commercialisation, l’achat public d’aliments issus de la paysannerie et la reconnaissance du secteur en tant que sujet politique et social. La reconnaissance a été obtenue dans la Constitution, où, après tant d’années, la paysannerie est enfin mentionnée comme un sujet de protection constitutionnelle spéciale et est considérée dans toutes ses dimensions : politico-organisationnelle, culturelle, territoriale, environnementale et, bien sûr, productive. Les organisations sont à l’origine de propositions et d’initiatives pour défendre le territoire, promouvoir l’agroécologie, produire des aliments sains et participer aux marchés de producteurs·rices issus du commerce équitable. Ce sont des opportunités qui se présentent, mais beaucoup de choses doivent encore changer dans la réglementation pour que la paysannerie puisse réellement mettre en œuvre toutes les réformes. Les transnationales sont toujours présentes dans le pays, notamment en raison des accords de libre-échange. Sur le territoire, le trafic de drogue continue de sévir, tout comme les groupes paramilitaires, d’autres groupes armés ou la dissidence. Bien que des pourparlers de paix soient organisés, ils ne permettent pas d’empêcher les assassinats de dirigeant·e·s paysan·e·s, de peuples indigènes et de communautés noires. Ce n’est pas facile, mais la résistance continue, nous savons que si les mégaprojets d’extraction se poursuivent, il sera très difficile de construire la paix.