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Réforme agraire populaire : le nouvel appel pour une réforme agraire du 21e siècle

Le monde change et il en va de même pour les luttes agraires des mouvements sociaux ruraux, et de leur vision de la réforme agraire, de la terre et des territoires. Quand le mouvement paysan global La Via Campesina se rencontre au début des années 1990, les réformes agraires “classiques”, réformistes et révolutionnaires, des décennies précédentes étaient en train d’être inversées par les contre-réformes menées par la Banque Mondiale et ses programmes d’administration et de titularisation de la terre. Plus tôt, cependant, les gouvernements capitalistes avaient mis en place des réformes agraires réduites afin de remplacer les grandes propriétés improductives par des fermes familiales plus productives et plus dynamiques, dans le but de stimuler la production d’aliments pour la main d’oeuvre urbaine et, par conséquence, les économies nationales. Mais celles-ci furent démantelées par les nouvelles réformes conçues pour créer des marchés agraires efficaces destinés à attirer des investissements dans les zones rurales, menant inévitablement à une nouvelle concentration de la propriété foncière. Bien que la Banque Mondiale ait déguisé cette privatisation des terres communales et publiques en une “réforme agraire induite par le marché”, les effets nets allèrent à l’encontre des intérêts des paysan.ne.s.

Ces tendances ont motivé LVC a créer la Campagne Globale pour la Réforme Agraire (CGRA), aux côtés de FIAN International et du Réseau d’Action et de Recherche sur la Terre. La CGRA a été créée pour soutenir les luttes pré-existantes pour la réforme agraire en favorisant de nouvelles initiatives, et pour mener le plaidoyer international et le travail de solidarité, ainsi que pour entrer en dialogue (comme par exemple avec la FAO) et/ou pour organiser des protestations contre les institutions internationales s’occupant de questions foncières (comme par exemple à l’encontre de la Banque Mondiale). Un autre élément-clé fut (et demeure) d’avoir un réseau d’urgence capable de répondre aux situations actuelles ou imminentes de violations de droits humains des paysan.ne.s qui luttent pour la terre.

En 2000, LVC a tenu sa troisième Conférence Internationale à Bangalore, où furent réalisées les premières analyses détaillées de ce que signifient la souveraineté alimentaire et la réforme agraire. LVC analysa les quelques réformes agraires capitalistes ou bourgeoises du passé, ainsi que celles implémentées par les gouvernements socialistes, en soulignant les limites des réformes agraires capitalistes et les pires situations des pays n’ayant bénéficié d’aucune d’entre elles. Une augmentation significative du nombre de paysan.ne.s sans terre fut également observée, résultat d’une décennie de politiques néolibérales.

Pendant la Conférence de Bangalore, la réforme agraire fut définie comme “un vaste processus de distribution de la propriété foncière”. L’accent fut mis sur les parcelles individuelles familiales. Annonçant ce que LVC appellera plus tard une “réforme agraire véritable” ou “intégrale”, l’argument avancé fut qu’une simple redistribution de la terre ne suffirait pas à garantir le bien-être des familles paysannes, et qu’en conséquence la réforme agraire devrait incorporer des changements majeurs dans le contexte général des politiques publiques liées à l’agriculture paysanne (marché, crédits, assurances sur les récoltes, formation, accès démocratique à l’eau et aux semences, autres services d’aide, etc).

Pour la première fois, la réforme agraire fut liée à l’objectif de la souveraineté alimentaire, le principal nouveau paradigme, introduit par LVC lors de la même conférence.

La terre devrait être distribuée pour produire de la nourriture pour les gens plutôt que des produits destinés à l’export pour l’économie globale. En terme stratégique, la réforme agraire n’était pas présentée uniquement comme une lutte des paysan.ne.s, mais plutôt comme une solution à de nombreux problèmes sociaux plus généraux. Plus tard, en Mars 2016, un événement-clé eut lieu à Porto Alegre, au Brésil. Le forum “Terre, territoire et dignité” fut organisé par LVC et d’autres organisations internationales directement durant les jours qui suivirent la Conférence Internationale sur la réforme agraire et le développement rural, organisée par la FAO et à laquelle participèrent les Etats membres. L’analyse commune donna lieu à un appel pour une réforme agraire réimaginée, doublée d’une perspective territoriale, de manière à ce que la distribution de la terre aux paysan.ne.s ne mènent pas à une limitation des droits des pastoralistes sur les régions de pâturages saisonniers, des pêcheurs sur zones de pêche, ni des habitants des forêts sur celles-là même. A Porto Alegre, on observa également que l’accent était mis particulièrement sur l’obligation des Etats et sur la revendication de l’occupation de la terre comme un instrument de lutte.

Encore plus tard, en 2012, une réunion de LVC sur la réforme agraire eut lieu à Bukit Tinggi, en Indonésie, ainsi que la Conférence Internationale de la Réforme Agraire, menée à Marabá, au Brésil, furent des occasions de repenser la “réforme agraire pour le XXIe siècle”. Ces réunions mirent l’accent sur les changements observés de par le monde et sur les stratégies et tactiques à adopter par le mouvement pour la réforme agraire pour faire face à ces nouveaux défis.

Au Brésil, par exemple, les terres disponibles pour la réforme agraire, et donc propices à être occupées, changèrent considérablement au cours des années précédentes, en raison des récentes vagues de capitalisation de l’agribusiness. Par exemple, les latifundios, ces immenses exploitations improductives – qui en leur temps furent la principale cible de la colère et des occupations paysannes – furent majoritairement transformés en des plateforme productives d’exportation pour l’agribusiness.

Ainsi, l’argument historiquement utilisé dans la lutte pour convaincre l’opinion publique, cessa d’être pertinent. Cela ne faisait plus sens de parler de l’injustice inhérente au fait que la majorité des terres est aux mains de quelques-uns “qui ne l’utilisent même pas”, tandis que des millions de personnes ayant désespérément besoin de terre ne possèdent rien. A présent, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) occupe principalement des terres utilisées par l’agro-industrie et met férocement en avant les bénéfices d’une agriculture paysanne qui produit sans agrotoxiques pour toute la société et pour l’environnement. Le MST met en regard cette agriculture avec les dommages engendrés par les monocultures industrielles à grande échelle, destinés à l’export ou aux biocombustibles. Ceci se reflète dans l’évolution du discours de LVC contre les transnationales et le capitalisme financier et en faveur des avantages de l’agriculture paysanne et familiale pour construire la souveraineté alimentaire, cultiver des aliments sains, réduire le réchauffement global et prendre soin de la Terre Mère.

La déclaration de Marabá a mis en garde contre l’alliance croissante, au niveau national comme international, entre les industries extractrices et l’agroindustrie, le capital international, les gouvernements et, chaque fois plus, les médias de communication de masse:

Nous sommes témoins, à notre époque, de l’émergence d’une alliance entre le capital financier, les entreprises multinationales, l’impérialisme et de vastes secteurs des États nationaux (leur « idéologie » apparente n’ayant presque aucune importance). Cette alliance – tout en existant aussi dans d’autres domaines – est particulièrement frappante entre le pouvoir judiciaire, les autorités policières, le secteur privé du système agro-halieutico-alimentaire (agribusiness), l’industrie minière, la construction, l’exploitation forestière, etc. – c’est-à-dire l’extractivisme – et les moyens de communication. Dans son ensemble, cette nouvelle alliance est l’instigatrice d’une avalanche de privatisations, accaparements et concentrations de biens communs et publics, comme la terre, l’eau, les forêts, les semences, les zones de pâturage et de pêche, les glaciers ou des territoires entiers.

L’émergence de cette nouvelle alliance entre le capital financier, l’agribusiness, les États, les médias et d’autres, et leur capacité à disputer le contrôle des territoires aussi bien que des États – même des États « progressistes » – et de l’opinion publique nous oblige, une fois de plus, à procéder à une indispensable réflexion et reformulation des concepts, propositions, projets alternatifs et stratégies, formes et pratiques de lutte… Nous avons vu comment le capital financier a transformé le latifundium improductif, vieil ennemi des paysans et travailleurs sans terre, en agribusiness doté de capital, en exploitation minière, en pêcherie ou site aquacole industriels, et en lieu de production énergétique, lesquels sont tous « productifs » en apparence – alors qu’ils produisent surtout misère et ravages environnementaux.

LVC pense qu’il est urgent que les organisations paysannes prouvent aux citadins pauvres qu’il vaut la peine de lutter conjointement. Tous deux sont victimes de l’accaparement des terres et des déplacements provoqués par le capitalisme spéculatif. Pensons au développement immobilier et à la gentrification dans les villes, à l’expansion des monocultures pour les biocombustibles et aux concessions minières à la campagne.

Avec cette transformation, le capitalisme n’a plus besoin d’une “réforme agraire classique” pour augmenter la productivité dans les zones rurales. De ce fait, les alliances du passé en faveur de la réforme agraire, entre les sans terre et certaines fractions de l’État qui représentent le capital productif, ne sont plus possibles; par conséquent, la question de la réforme agraire relève directement du domaine de la lutte des classes. D’un côté, cette transformation rend moins pertinent l’ancien argument selon lequel il est injuste qu’une grande superficie de terre n’appartienne qu’à un petit nombre de personnes, qui ne l’utilisent presque pas, alors qu’un grand nombre de personnes sont sans terre. Mais d’un autre côté, cela justifie, devant toute la société et dans l’ensemble de la classe laborieuse, rurale et urbaine, la remise en question du bien-fondé du projet du capital pour les campagnes, dans sa globalité.” NOTE

Quelques-uns de ces points méritent une explication approfondie. Premièrement, LVC a identifié les médias de communication de masse comme partie prenante de l’alliance contre les paysan.ne.s, tant par son rôle dans la diabolisation de la contestation sociale pour modeler l’opinion publique en faveur de la criminalisation des activistes et des mouvements sociaux, que parce qu’elle a découvert que certains des fonds d’investissement qui alimentent l’agro-industrie et les compagnies minières possèdent également de nombreuses parts des actions de ces médias. Cette alliance a une grande force de frappe pour disputer les territoires des peuples ruraux, par le biais des investissements et de la capitalisation des industries extractivistes, l’accès à l’appareil étatique pour effectuer des expulsions et au processus législatif pour redéfinir des lois en sa faveur, et par la réalisation de campagnes médiatiques, qualifiant celles et ceux qui défendent leurs terres, leurs eaux et leurs forêts de “terroristes”.

Considérant cette analyse dans le sens qu’il est désormais impossible de créer une alliance entre les paysan.ne.es et le capital domestique en faveur d’une réforme agraire classique, LVC propose à présent: “une réforme agraire populaire, une réforme agraire non seulement destinée aux paysan.ne.es sans terre, mais également à toutes les classes laborieuses et à toute la société. Cette approche agroécologique et territoriale de la réforme agraire ne peut avoir lieu que par la lutte des classes et par la confrontation du projet capitaliste, y compris de ses bénéfices, de moyens de communication et de ses agents nationaux comme internationaux. Il s’agit d’une réforme agraire qui maximise le potentiel de l’agriculture, de l’économie et du territoire paysans.” NOTE

A la place d’une alliance entre classes, cette nouvelle proposition est en faveur d’une alliance politique entre les travailleurs des champs et ceux de la ville. Les paysan.ne.s ne peuvent plus compter sur la possibilité d’une alliance politique en faveur d’une réforme agraire avec les propriétaires des usines urbaines et d’autres segments du capital national. Mais cela ne signifie pas que les paysan.ne.s auront assez de poids politique à eux seuls pour faire pression en faveur d’une réforme agraire. Ils ont toujours besoin d’alliés. Mais la nouvelle alliance qui devrait être maintenant créée, selon LVC, est entre les couches populaires de la campagne et celles de la ville. A la campagne il s’agit des paysan.ne.s, des familles paysannes, des travailleurs sans terre, des peuples indigènes, des bergers, des pêcheurs artisanaux et autres petits producteurs d’aliments. En ville, il s’agit des habitants des bidonvilles et des favelas, dont la population continue d’augmenter, dans le cadre de la rapide croissance des périphéries urbaines. La nouvelle stratégie est une alliance “entre pauvres”, à la place d’une “alliance capitaliste entre paysan.ne.s et populations urbaines”. Quelle pourrait être la base pour une telle alliance?

LVC considère qu’il est urgent que les organisations paysannes prouvent aux citadins pauvres qu’il vaut la peine de lutter conjointement. Tous deux sont victimes de l’accaparement des terres et des déplacements provoqués par le capitalisme spéculatif. Pensons au développement immobilier et à la gentrification dans les villes, à l’expansion dramatique des monocultures pour les biocombustibles et aux concessions minières à la campagne. La majorité de celles et ceux qui vivent dans les bidonvilles urbains ont récemment migré des campagnes, ou ils sont les enfants ou les petits-enfants de ces migrants. La plupart d’entre eux ont encore des parents à la campagne, qui pratiquent l’agriculture paysanne. Beaucoup vont et viennent, apportant des produits paysans tels que des fruits et du fromage à vendre dans leurs quartiers. Ils plantent du maïs et des arbres fruitiers dans leur cour, ont des poules et conservent de nombreuses caractéristiques paysannes. Ils se comprennent. Ensemble, ces classes populaires de la campagne et de la ville représentent probablement au moins les deux tiers de l’humanité. Il est évident qu’il existe un potentiel pour une alliance puissante.

Les organisations de La Via Campesina souhaitent voir cette possibilité d’alliance devenir réalité. Une façon de le faire est de proposer des aliments sains à des prix accessibles sur les marchés de producteurs dans les quartiers pauvres. Travailler avec les urbains défavorisés en question sur les problèmes qui les affectent et les inviter à se rendre sur les terres des paysans le week-end est une autre façon de le faire. Ce qui est espéré est la possibilité de convaincre les citadins défavorisés qu’une réforme agraire populaire – basée sur la construction d’une alliance entre “classes populaires” – bénéficiera à tous les pauvres, pas uniquement dans le contexte rural. Les convaincre que remplacer les monocultures industrielles qui produisent des aliments transgéniques et plein de pesticides nocifs pour la santé, par des produits paysans cultivés de manière écologique serait bénéfique pour toutes et tous. La lutte paysanne peut mettre un frein à la pollution des eaux urbaines par les pesticides, causée par l’agro-industrie. Il s’agit d’être créatif pour tendre la main, beaucoup de mains, aux camarades urbains.

Cet essai de Peter Rosset est extrait de “LRAN Briefing Paper Series No. 4 New Challenges and Strategies in the Defense of Land and Territory”, réalisé par le Land Research Action Network (LRAN), la Campagne Globale pour la Réforme Agraire (GCAR) avec un focus sur le sud globalisé, le réseau social de justice et droits humains et La Via Campesina.