Le goût amer des fruits et légumes dAndalousie
Entretien avec Spitou Mendy du Sindicato de Obreros del Campo (syndicat des ouvriers agricoles) de la province d’Almeria.
«Quelle est la situation actuelle dans la serres horticoles d’Almeria?»
La situation des travailleurs agricoles dans le Sud de l’Espagne est caractérisée par la précarité des conditions de travail et de vie. Suite aux émeutes raciales d’El Ejido en 2000, il y a eu une prise de conscience internationale; mais malheureusement, les conditions de travail et de vie dans les serres de la province d’Almeria n’ont guère changé. Pourtant, en 2005, le gouvernement Zapatero avait régularisé près de 700’000 sans papiers, dont plus de 100’000 employés agricoles. Depuis deux ans, le gouvernement et les entreprises ont mis en place une politique de contrats de travail temporaires et d’embauche dans les pays d’origine. Ce sont des contrats d’une durée limitée à 9 mois. Les employés s’engagent, par la signature d’un contrat, à retourner dans leur pays d’origine. En cas de satisfaction de la part de l’employeur, ces contrats peuvent être reconduits l’année suivante. Ce procédé offre aux employeurs une main d’oeuvre docile, vulnérable et corvéable, car les travailleurs peuvent être à tout moment menacés de renvoi. Sur le plan social, les ouvriers font face aux préjugés et aux agressions envers les immigrés maghrébins et sub-sahariens. Les agressions xénophobes et les exactions policières continuent allégrement. En septembre de l’année passée par exemple, nous avons dénoncé et eu gain de cause devant les tribunaux dans une affaire impliquant des agents de la «Guardia Civil», qui sont arrivés dans un lieu où se trouvaient des ouvriers agricoles d’origine maghrébine, en défonçant les portes, en les intimidant, en proférant des insultes racistes et en leur prenant de l’argent.
Quant à la sécurité au travail, le syndicat constate qu’il arrive fréquemment que des accidents de travail soient convertis en accident de circulation. La réalité vécue par ces travailleurs est un déni des droits humains élémentaires. Dans les serres de la province d’Almeria, on estime à environ 130’000 le nombre d’ouvriers agricoles. Pour la plupart, ce sont des ouvriers immigrés clandestins qui n’ont pas d’autre alternative. Ils proviennent principalement de Colombie, d’Equateur, d’Europe de l’Est (Pologne, Roumanie, Bulgarie, Ukraine), du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne. Ceux qui obtiennent des papiers préfèrent changer de province et de secteur économique afin d’obtenir de meilleures conditions de travail. Actuellement, le salaire garanti contractuel dans la province est de 43.12 euros la journée de huit heures. Mais dans la réalité, les ouvriers ne reçoivent parfois que 30 euros. Dans la province de Cadiz 2’000 travailleurs récoltent des carottes. Les ouvriers ne sont payés que 20 euros la journée. Certains travaillent à la tâche et il y a des journées où ils ne gagnent pas plus de 5 euros. Dans ce cas, ce sont les entreprises de commercialisation qui organisent directement les récoltes dans les cultures. Ces sociétés ont des arriérés impayés de l’année passée qui s’élèvent à 1,24 millions d’euros. Dans la région d’Almeria, un groupe de travailleurs sénégalais en possession de contrats temporaires de travail, se lèvent à 5 heures du matin pour parcourir 100 kilomètres en autobus pour arriver à la ferme. La journée de travail dure jusqu’à 18 heures et ensuite il faut retourner au logement. Si une laitue est mal emballée, les employeurs déduisent 3 jours de salaires de pénalité. Chacun paie 120 euros mensuels de loyer. 400 euros sont également prélevés sur leur premier salaire pour le billet de retour.
«Quelle est la stratégie poursuivie par votre syndicat?»
Les négociations sur les conventions collectives sont tripartites, mais les petits syndicats en sont exclus. Les grandes centrales syndicales ferment les yeux devant les problèmes spécifiques des sans-papiers. La stratégie mise en place par le syndicat SOC consiste à dénoncer ces abus devant la Justice et à alerter l’opinion publique sur cet esclavage moderne. Lorsque nous disposons de preuves et d’une bonne stratégie devant les centres de médiation de l’inspection du travail, les chances sont grandes pour que le travailleur bien défendu obtienne raison. Toute personne qui rentre dans une serre doit avoir un salaire et un logement dignes. Les luttes syndicales sont difficiles avec les clandestins, parce qu’ils ont peur de l’expulsion.
Parmi les évolutions positives, il faut signaler un projet de loi gouvernementale qui prévoit de garantir aux sans-papiers des droits syndicaux, tel que le droit de grève et le droit de s’affilier à un syndicat. Pour le SOC, il faut régulariser les situations précaires. Les luttes syndicales sont difficiles car la situation des travailleurs sans-papiers est très fragile. Mais le SOC s’engage à dénoncer tous les abus en matière de salaire ou de conditions de travail. Les actions telle que la grève sont difficilement envisageables, car d’une part le taux de syndicalisation reste faible et les travailleurs sont intimidés. Selon Spitou Mendy, le boycott des produits de cette région ne fait qu’accentuer la précarité. La priorité consiste pour le syndicat à faire appliquer des normes internationales de travail.
«Quelles sont vos relations avec les organisations agricoles?»
Nous sommes ouverts à une alliance, mais notre syndicat est diabolisé, car nous dénonçons la réalité. Nous avons invité les organisations agricoles à une table ronde sur les conditions de travail et de vie de cette main d’oeuvre. Les travailleurs sont exploités et l’immigré est conscient de cette exploitation. Quand il a des papiers il s’en va et les agriculteurs restent sans ouvrier. Mais s’ils fidélisaient cette main d’oeuvre avec des bons salaires ils auraient des employés à temps complet.
Par ailleurs, il faut aussi reconnaître qu’il y a des agriculteurs qui sont étouffés par les dettes. Les agriculteurs organisent d’ailleurs des actions de protestation au niveau local et national. Ils ne sont pas contents du prix de vente de leurs produits. Il y a trop intermédiaires. Les grosses chaînes de commercialisation jouent avec la loi du marché lorsqu’elles offrent un prix qui ne convient pas aux agriculteurs.
«Quelles sont vos perspectives d’avenir?»
Notre stratégie consiste à démontrer par des exemples clairs que la situation actuelle ne peut pas durer et qu’il est important de se défendre. Les cas de xénophobie et d’agression policière nous aident énormément. En mars, un procès sera ouvert pour des faits de violence survenus à Berja. L’avocat des plaignants a reçu des offres pour dédommager les victimes. Mais ce qui est plus important, c’est d’aller devant les tribunaux pour que la vérité soit établie et que les faits soient reconnus. Que les gens sachent ce qui se passe à El Ejido.
Au delà de la question des ouvriers agricoles
La situation désastreuse des conditions de travail dans la production maraîchère et fruitière andalouse est le reflet d’une problématique plus globale. En effet, une crise des prix touche toute la production de fruits et légumes d’Andalousie. La COAG, deuxième organisation agricole espagnole, a appelé les acheteurs à une réunion urgente sur les prix. Pour certaines variétés de tomates, les marges commerciales sont supérieures à 1000%. Les poivrons, les haricots, les concombres, les aubergines et les courgettes sont actuellement payés en dessous de leurs coûts de production et les marges commerciales dépassent dans l’ensemble les 500%. Le ciseau -prix aux producteurs à la baisse et prix aux consommateurs à la hausse- participe, selon la COAG, à la baisse de consommation de fruits et légumes frais en Europe. Au niveau des agrumes l’évolution est identique. L’agriculteur touche en moyenne 11% du prix final du marché. Ce pourcentage a régressé de 5% par rapport à ces deux dernières années. Dès lors, les organisations agricoles demandent une législation qui permette de contrôler les marges commerciales, créant ainsi de la transparence et évitant la spéculation.
Le poids inégal entre les acheteurs et les producteurs est une caractéristique générale des marchés agricoles libéralisés. Actuellement, les quantités importées en provenance du Maroc, à des prix inférieurs aux prix fixés dans les accords commerciaux, dépassent largement la production andalouse. Et de toute évidence, la situation sociale ou environnementale n’est pas meilleure sur l’autre versant du détroit de Gibraltar. Ces importations sont réglementées par l’accord commercial que l’Union Européenne a conclu avec le Maroc. A ce titre, la COAG demande une transparence dans les conditions de taxation des droits additionnels, notamment si la production est vendue en dessous du prix préférentiel (0,46 euros/kilo).
Ce développement économique et agricole désastreux risque de s’étendre ou de se déplacer avec la mise en place de l’espace de libre commerce méditerranéen prévu pour 2010. Ainsi, le syndicat défend la préférence communautaire et considère les fruits et légumes comme des produits sensibles dans ces négociations.
La baisse de consommation de fruits et légumes, liée à cette spéculation sur les prix de la part de la grande distribution, se traduit par d’importants problèmes de santé dus à une mauvaise alimentation. Toujours en relation avec la consommation, l’organisation demande l’introduction d’un étiquetage systématique incluant la date d’emballage, la date de péremption, l’origine et la qualité du produit.
Le problème de l’emploi doit également être compris dans une perspective plus large. Il y a 475’000 chômeurs en Andalousie, dont 28’000 se situaient en 2006 dans le secteur agricole. Parmi les 32’000 chômeurs que compte la province de Huelva, une bonne part sont des travailleurs agricoles. Or, dans cette province, la campagne de fraises emploie 60’000 personnes de manière temporaire; essentiellement des femmes. Au moins 12’000 personnes vont être engagées dans leur pays d’origine, notamment le Maroc, la Pologne et la Roumanie. L’année passée des milliers d’immigrants ont dû recevoir de l’aide humanitaire, alors qu’ils vivaient dans des campements de fortune. En effet, les employeurs prétendent être obligés d’engager de la main d’oeuvre étrangère parce qu’il n’y aurait pas suffisamment de main d’oeuvre en Espagne. «Ce n’est pas la main d’oeuvre qui est recherchée, mais des esclaves», explique un syndicaliste du syndicat unitaire de la Huelva. Ainsi le fort chômage rural andalou coexiste avec l’engagement massif d’immigrants sans droits. Il apparaît ainsi clairement que l’embauche dans les pays d’origine est un moyen de faire pression sur les salaires agricoles. Ces quelques exemples illustrent que la solution à ce mal-développement ne pourra pas se trouver uniquement du côté des organisations agricoles, ni du coté des syndicats d’ouvriers agricoles. Ce sont des options politiques fondamentales touchant la société qui doivent donner un cadre qui réoriente l’agriculture afin qu’elle retrouve son rôle central au niveau économique et social et que cette économie soit au service des besoins de la société.
Une fronde contre les légumes de la misère
Ce n’est pas moins de sept initiatives cantonales ou résolutions qui vont être adressées au Conseil fédéral pour dénoncer l’importation de légumes produits dans des conditions inadmissibles. Ce mouvement a été essentiellement lancé par les parlementaires Verts des cantons romands. Les textes seront étudiés par les commissions «de l’économie et des redevances» du Conseil des Etats et du Conseil national.
Tous ces textes contiennent les mêmes demandes et ne diffèrent que peu sur la forme. Uniterre a été auditionné par la commission «agriculture et environnement» du Grand Conseil genevois; la résolution, au final, a recueilli l’unanimité des commissaires. Nous la présentons ci-dessous:
«considérant le droit du travail en Suisse, les exigences demandées à notre agriculture locale et la loi sur le développement durable, invite le Conseil d’Etat à intervenir auprès du Conseil fédéral pour que:
– toutes les denrées importées en Suisse présentent une déclaration concernant les conditions sociales dans lesquelles elles ont été produites et la durabilité de leur production;
– les denrées alimentaires produites dans des conditions sociales qui sont en contradiction flagrante avec les standards de notre pays et les standards internationaux en matière de conditions de travail et d’environnement soient interdites d’importation en Suisse;
– le Conseil fédéral s’engage dans les négociations avec l’OMC et l’UE pour que soient instaurées des conditions de travail justes et mises en place des méthodes de production durables pour tous les produits importés en Suisse».
Lors de l’Assemblée générale de la plateforme pour une agriculture socialement durable, plusieurs parlementaires étaient présents pour expliquer la démarche entreprise et l’accueil reçu dans leurs parlements respectifs. Suite à l’acceptation par les sept cantons de ces textes, il est à espérer que le Conseil fédéral sera plus ouvert à la discussion qu’il ne l’a été jusqu’à maintenant. Afin d’avoir un impact important à la commission de l’économie et des redevances, la stratégie est d’attendre que tous les textes cantonaux soient envoyés à Berne. Cela permettra peut-être de réserver un espace temps lors d’une session pour traiter du dossier en plénière. Selon les parlementaires nationaux présents, la commission de l’économie et des redevances ne traitera pas du dossier avant l’hiver 2008-2009.
Rôles des acheteurs
Il est clair que nous sommes en droit de nous demander jusqu’à quand, en tant que consommateur, nous acceptons de vivre dans une situation confortable en sachant que cela est dû à des conditions de travail qui sont inacceptables. Les grands distributeurs se barricadent derrières des Swissgap, Europgap, Globalgap ou autre BSCI pour dire qu’ils font leur possible pour assurer des conditions sociales convenables pour les ouvriers. Pour eux, les normes sont là… il «suffit» de les appliquer. Ils considèrent avoir rempli leur mandat et jugent que les consommateurs sont libres de choisir les produits qu’ils souhaitent acquérir. A côté des paysans qui sont en droit de dénoncer la concurrence déloyale qu’ils subissent, les consommateurs pourraient être des alliés solides en demandant comme exigence immédiate la mise en vigueur d’un étiquetage précisant les conditions sociales de production.
Engagement de l’Etat
Pour certains parlementaires, c’est demander beaucoup d’efforts au consommateur que de choisir ses produits selon un critère supplémentaire. Le mieux serait d’agir directement à la frontière en imposant des conditions strictes pour l’importation. Il en va d’une certaine crédibilité. Si certaines normes sociales et environnementales sont imposées aux producteurs suisses par notre propre législation, il devrait être possible de les protéger d’importations de denrées produites dans des conditions complètement incomparables.
S’il semble aujourd’hui difficile d’imposer des normes sociales dans le cadre des accords OMC, elles pourraient être intégrées dans le cadre des négociations sur un éventuel accord de libre-échange agro-alimentaire entre la Suisse et l’Union européenne. Il est clair qu’il devrait être possible, pour tout accord commercial signé ou à signer, d’activer une «clause de sauvegarde» taxant ou bloquant ce type d’importations. Celle-ci devrait pouvoir être utilisée également en fonction de critères liés à un dumping social ou environnemental.
Ces mesures s’apparentent à un «boycott». Spitou Mendy du syndicat ouvrier SOC n’y est pas favorable. En effet, pour lui, cela revient à enlever du travail à des ouvriers, qui malgré leurs conditions très précaires, en ont cruellement besoin. Pour eux, les serres d’El Ejido sont une escale pour gagner ensuite d’autres secteurs économiques de l’Europe. Il admet que sa position revient à cautionner un système d’exploitation. Pour d’autres personnes présentes, si le boycott seul est insuffisant, voire contre productif, s’il est associé à d’autres actions cela pourrait faire avancer les réalités sur le terrain. C’est une manière comme une autre de faire pression sur ce secteur économique espagnol. Les producteurs suisses devraient soutenir la lutte des ouvriers agricoles espagnols pour l’obtention de meilleures rémunérations. C’est de cette manière que le dumping cessera.
Articles parus dans le Journal d’Uniterre, mars 2008, www.uniterre.ch