L’abandon du PNIS et la reprise de la « guerre contre les stupéfiants »
L’abandon du PNIS[1] et la reprise de la « guerre contre les stupéfiants »
Il n’y a aucun doute que les dimensions économique, politique et sociale du trafic de stupéfiants constituent un des principaux facteurs favorisant la persistance du conflit armé en Colombie. L’Accord de paix comprend un chapitre axé sur la transformation de la logique de la lutte contre les stupéfiants avec des programmes complets de transformation des territoires les plus touchés, qui frappent les chaînons les plus forts de la chaîne et adoptent un traitement pénal différencié pour les secteurs les plus faibles comme les cultivateurs et les consommateurs. Mais la suite d’erreurs dans sa mise en œuvre, les intérêts économiques de puissants narcotrafiquants nationaux et internationaux, auxquels s’ajoute la farouche opposition de certains secteurs de l’appareil d’État, parmi d’autres facteurs, ont bloqué la politique de substitution des cultures illicites et ont occasionné son échec dans les territoires les plus touchés du pays[2].
La reprise de la guerre contre les stupéfiants par le gouvernement actuel constitue un des coups les plus durs contre la résolution des problèmes liés aux drogues illicites que prévoit l’Accord de paix. Depuis son entrée en fonction, le président Duque a décidé de cesser de célébrer les accords de substitution volontaire avec les communautés. Ce type d’accord était célébré depuis le gouvernement Santos avec un total de 99 907 familles liées au programme. Mais le nombre de familles liées n’augmente plus à cause de la décision de Duque et malgré les demandes constantes des familles et des communautés qui veulent participer au programme.
Le gouvernement a également limité son appui à ce programme de substitution au paiement d’aide alimentaire alors qu’il ignore les engagements en matière de projets productifs et d’assistance technique, ce qui réduit les chances de maintenir les processus de substitution à long terme.
Bien que le gouvernement ait partiellement rempli ses engagements auprès de presque cent mille familles, il n’a rien fait pour une partie substantielle des 188 030 familles qui ont signé les accords collectifs de substitution. Ainsi, presque 48 % des familles qui ont manifesté leur volonté d’avancer dans la substitution volontaire n’ont pas été intégrés au programme. Comme plusieurs des municipalités partiellement couvertes par le PNIS comptaient sur les accords collectifs de substitution volontaire non individualisée, il s’est créé un vide dans la politique qui complique de plus en plus la différentiation entre les territoires qui devaient faire l’objet de mesures de substitution volontaire et ceux qui seraient soumis à l’éradication forcée[3].
Le gouvernement Duque a profité de ce vide pour lancer des opérations d’éradication forcée dans diverses régions du pays. Cela a entraîné la militarisation des territoires, des situations de violation des droits de l’homme et du droit humanitaire international, car les opérations de la force publique comportent un usage excessif de la force ainsi que l’attaque contre les biens civils et leur destruction.
Il faut se rappeler que l’Accord permet la réalisation d’opération d’éradication forcée, mais seulement de manière subsidiaire, avec la compréhension qu’il faut prioriser les accords obtenus avec les communautés dans les processus de substitution.
Le gouvernement a pris la décision de reprendre les activités d’aspersion aérienne de glyphosate : le 27 octobre, le ministère de la Défense a annoncé qu’il complète les démarches pour respecter les exigences imposées par la Cour constitutionnelle pour reprendre cette pratique. Cette décision gouvernementale a suscité plusieurs critiques de la société civile en raison des conséquences négatives des aspersions sur l’environnement, des maladies irréversibles qu’elles causent chez les êtres humains et des effets importants sur l’économie d’un grand nombre de familles qui ont décidé de participer au PNIS.
La mise en œuvre du PNIS n’a pas réussi à atteindre tous ses objectifs même si les familles ont volontairement éradiqué 41 000 des 50 000 hectares prévus dans le PND 2018-2022 avec un taux de réensemencement de 0,2 %. De 2018 à 2019, le nombre d’hectares de coca a diminué de 9 % au plan national, passant de 169 000 la première année à 154 000 la deuxième année avec une diminution de 13 % dans les municipalités où le PNIS est actif, passant de 109 569 hectares en 2018 à 94 900 en 2019.[4]
Le refus de Duque de respecter le point 4 de l’Accord cause l’impasse dans la mise en œuvre du PNIS, malgré l’insistance des communautés pour être incluses dans le programme. Au contraire, en plus d’avancer le processus d’éradication forcée avec la violation des droits qu’il comporte, Duque a décidé d’appliquer une soi-disant politique « faite sur mesure », une stratégie de substitution qui ne couvre que 50 000 des 154 000 hectares de coca et ne promeut pas des projets productifs familiaux. Selon ce modèle, les ressources financières ne proviendront pas directement du gouvernement, comme le prévoit l’Accord, mais bien du gouvernement national et locaux, des associations professionnelles et de la coopération internationale.
Le refus du gouvernement de respecter le PNIS est également reflété dans les ressources destinées à sa mise en œuvre. En 2019, les ressources pour la paix ont été destinées à l’éradication forcée et aux zones stratégiques d’intervention intégrale ou « zones d’avenir », alors même que le PNIS ne dispose pas de suffisamment de fonds pour respecter tous ses engagements ni pour s’étendre à de nouveaux territoires.
Finalement, il faut tenir compte d’un autre élément : la situation sécuritaire territoriale. Un des problèmes de taille de la mise en œuvre du PNIS est que les accords de substitution ont été célébrés sans tenir compte des conditions de sécurité et de l’absence d’une politique gouvernementale de prévention et de protection pour les civils qui participent à ces processus. Il faut se rappeler que les régions du pays où se concentre la culture de coca sont également les régions où il y a eu le plus grand nombre d’assassinats de dirigeants sociaux depuis la signature de l’Accord. Il n’est pas rare que les communautés subissent le harcèlement de groupes paramilitaires pour qu’elles cessent leurs opérations d’éradication manuelle de la coca.
Photo : Verdad Abierta
[1] Programa Nacional Integral de Sustitución de Cultivos de Uso Ilícito – PNIS, prévu au point 4 de l’Accord de paix.
[2] Comisión Colombiana de Juristas. ¿Cuáles son los patrones ? Asesinato de líderes sociales en el post Acuerdo. (Commission colombienne de juristes. Quels sont les tendances? Assassinats de dirigeants sociaux postérieurs à l’Accord) Accessible à : http://iepri.unal.edu.co/fileadmin/user_upload/iepri_content/boletin/patrones6.pdf
[3] Procuraduría General de la Nación. (septembre 2020) Segundo informe al Congreso sobre el estado de avance de la implementación del Acuerdo de Paz (Deuxième rapport soumis au Congrès sur l’état d’avancement de la mise en oeuvre de l’Accord de paix).
[4] Procuraduría General de la Nación (2020) Segundo informe al Congreso sobre el estado de avance de la implementación del Acuerdo de Paz 2019-2020.