La culture du piment qui fait rougir

Carlos Marentes, directeur du projet «Travailleurs agricoles frontaliers-Border agricultural workers project» était présent lors des rencontres de La Via Campesina de juillet 2006 à Genève sur la souveraineté alimentaire. Cette organisation américaine, membre de La Via Campesina, est basée à El Paso, ville qui se situe à cheval entre la frontière Mexicaine et les Etats du Texas et de New Mexico.

L’organisation des travailleurs agricoles frontaliers a été créée en 1983 afin de soutenir les travailleurs agricoles migrants de la région d’El Paso. Des milliers de personnes à la recherche d’un emploi migrent dans une des régions la plus agricole des Etats-Unis. Entre 5’000 et 12’000 travailleurs demeurent en permanence dans la région d’El Paso, que ce soit sur les terres texanes ou du Nouveau Mexique. Près de 5 millions de travailleurs agricoles sont comptabilisés aux Etats-Unis dont 10’000 sont des enfants. Le revenu moyen de ces travailleurs agricoles aux USA atteint à peine les 7’000 dollars par an alors qu’une famille avec un revenu inférieur à 18’000 dollars par an est déclarée comme vivant au dessous du seuil de pauvreté.

 Des campagnes mexicaines aux Etats Unis

80% des travailleurs agricoles des Etats-Unis sont des paysans des zones rurales mexicaines où la survivre relève presque du défi. Au début des années 90, des paysans mexicains endettés brulaient leurs tracteurs devant les banques qui voulaient saisir leurs biens suite à des faillites en cascade. Nombreux sont ceux qui ont perdu leurs terres après l’accord de libre-échange nord américain (ALENA) entre les USA, le Mexique et le Canada, entré en vigueur en 1994. Selon une estimation, en 12 ans, entre 4 et 5 millions de paysans mexicains sont devenus des « sans-terre ». Ce lien direct entre les travailleurs agricoles migrants et les paysans mexicains a permis de créer des coalitions entre les organisations paysannes mexicaines et les organisations américaines des travailleurs migrants. Par ailleurs, l’organisation des travailleurs frontaliers enregistre de plus en plus d’adhésion de femmes. 30’000 femmes migrantes, installées depuis longtemps aux USA dans l’industrie du textile, ont perdu leur emploi lorsque l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange nord-américain a provoqué la délocalisation de l’industrie du textile vers l’Amérique centrale. Elles deviennent une main-d’œuvre facile pour le secteur agricole. C’est le double effet boomerang de l’ALENA.

Les grandes manifestations des travailleurs migrants aux USA au printemps 2006 ont eu un écho jusque dans la presse suisse. Suite à des restrictions dans la législation sur la migration et la volonté d’expulser des milliers de migrants sans statut légal, ces derniers se sont mobilisés à travers tous les Etats-Unis pour revendiquer leurs droits. Le mouvement s’est également élargi aux travailleurs non-migrants du  secteur agricole, de la construction et des services. Des politiciens se sont emparés du dossier sans vouloir réellement lutter contre les causes de cette migration non-désirée: la dégradation des conditions sociales et économiques au Mexique, pays voisin, réservoir de main-d’œuvre bon marché, subissant de plein fouet la concurrence de ses deux voisins du nord.

 Agriculture et conditions de travail

Les Etats du Texas et du Nouveau Mexique ont fortement développé la culture maraîchère et celle des piments. Le plus grand employeur de cette main-d’œuvre précaire est l’industrie du piment qui se situe essentiellement au Nouveau Mexique. Elle produit les deux tiers de la consommation globale du pays et emploie près de 5’000 travailleurs. Le piment est la fierté de l’Etat. Il rapporte des centaines de millions de dollars à un petit nombre de holdings.

Mais cette industrie est largement basée sur l’exploitation des travailleurs agricoles qui sont «à disposition» des entreprises 16 heures par jour pour un revenu moyen de 30 dollars: des entrepreneurs se chargent de recruter à minuit des travailleurs qui attendent depuis quelques heures dans les rues et places d’El Paso. S’ensuit un trajet de près de 2 à 3 heures pour atteindre les champs, une récolte de 6 à 8 heures, un retour de 2h, une attente d’environ 2 heures pour être payé… La plupart des employés sont payés à l’unité: plus ils récolent, plus ils reçoivent d’argent. Mais cela signifie aussi que les jours de maladie ne sont pas comptés, que les personnes âgées sont moins payées, que la sécurité de l’emploi n’existe pas.

A la sous-enchère salariale s’ajoute les problèmes de santé. Depuis la fin des années quatre-vingt, la culture du piment est soumise à de fortes pressions sanitaires (ravageurs et maladies). L’utilisation de divers pesticides est devenue indispensable dans une production intensive et non-diversifiée. La manipulation des pesticides qui sont souvent utilisés de manière inadéquate et sans protection particulière, est l’un des problèmes principaux rencontré par les travailleurs. Selon des études officielles, près de 40% des travailleurs ont été directement en contact avec des produits hautement toxiques. Moins de 10% des travailleurs ont suivi une formation sur leur manipulation. De nombreuses maladies ont été détectées dont des cancers de la peau, des troubles neurologiques et des avortements. Ceci alors que ces migrants n’ont pas ou peu accès aux services médicaux.

Travail syndical ardu

Ces problèmes étant récurrents, l’organisation des travailleurs s’engage depuis plus de 20 ans pour la mise en place de comités de travailleurs chargés de promouvoir leurs droits, leur formation syndicale et sanitaire, l’accès aux services sociaux et l’amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leurs familles. Une loi sur les relations du travail entre employeurs et employés, le «Labour relation act», existe aux Etats-Unis depuis 1945, mais elle n’inclut pas le secteur agricole. Seuls deux Etats l’ont étendue à ce secteur (Californie et Hawaï). Il n’y a donc aucun cadre légal pour fixer les relations contractuelles entre les ouvriers et leurs patrons. Créer un syndicat, s’organiser, mettre en œuvre des négociations et être reconnu par l’autre partie est donc un défi de taille. Les tentatives de mobilisation pour augmenter les salaires ou améliorer la protection des travailleurs, par le biais de grèves par exemple, se sont souvent soldées par des licenciements. Les punitions collectives sont courantes: les employeurs ont usé de leurs relations avec les autorités de l’immigration pour supprimer les permis de travail des militant-e-s ou pour empêcher l’entrée de certaines personnes sur territoire américain.

Sur le plan salarial par exemple, à chaque début de saison, l’organisation choisi l’une des grandes entreprises agro-alimentaires et renforce l’organisation des travailleurs pour qu’ils puissent obtenir un meilleur revenu. Si une augmentation est obtenue, celle-ci peut devenir une base de négociation dans les entreprises voisines.

Bien que les principaux problèmes des travailleurs soient liés au revenu et à la santé, l’organisation les sensibilise également aux enjeux politico-économiques internationaux. Les grandes entreprises d’agrobusiness, favorisées par une politique orientée vers l’exportation est l’une des sources directes des mauvaises conditions d’emploi. Les relations entre les exploitations paysannes familiales de la région et l’organisation des travailleurs sont bonnes puisqu’ils s’engagent pour des objectifs similaires. Le droit d’exister, d’avoir un travail décent, dans des conditions sociales, sanitaires et économiques acceptables. Les liens se sont donc également renforcés avec la coalition nationale des agriculteurs familiaux, membre également de La Via Campesina. Ces derniers encouragent d’ailleurs les travailleurs agricoles à s’installer sur des exploitations afin de tenter de ralentir la destruction du tissu rural. Les fermes familiales ont disparu au profit de grandes entreprises industrielles. La lutte pour plus de paysans existe également aux Etats-Unis.

Valentina Hemmeler, Uniterre
Journal d’Uniterre du mois d’octobre 2006
www.uniterre.ch