France, L’agroécologie, tremplin de la bioéconomie?
La nouvelle agroécologie est arrivée !
(article paru dans la revue Nature et Progrès, n° n°93, juin 2013) Le Ministre de l’agriculture français Stéphane Le Foll a surpris tout le monde lorsqu’il a annoncé le 18 décembre 2012 que l’agroécologie devenait l’objectif de sa nouvelle politique agricole. Jusqu’à ce jour, l’agroécologie était plutôt classée du côté des alternatives marginales. Héritière des principes de base de l’agriculture biologique définis par Ifoam1 avec ses trois piliers « technique, social et territorial », théorisée par le scientifique américain Miguel Altieri, mise en pratique sous cette dénomination dans de nombreux pays d’Amérique du Sud et à Cuba, enseignée en Espagne à l’université de Cordoue, elle est devenue récemment un axe important du projet politique de La Via Campesina, association mondiale de petits paysans. C’est pour développer en France cette agroécologie là que la Ligne d’Horizon et N&P ont organisé à Albi en 2008 un Forum sur l’Agroécologie qui a rassemblé plusieurs centaines de participants.
Curieusement, l’annonce du Ministre n’a provoqué aucune protestation du côté des tenants de l’agriculture industrielle et de la FNSEA qui dominent largement les choix de la politique agricole française depuis plus de 50 ans. L’INRA2 en a fait le premier pilier de ses programmes de recherche. Son ancien PDG, Marion Guillou, défenseur notoire des OGM, est chargée de définir cette nouvelle manière de « produire autrement » qui sera inscrite dans la prochaine Loi d’Avenir Agricole. L’institutavait déjà lancé depuis plusieurs années un programme de recherche concrétisé en juillet 2012 par le lancement d’une université virtuelle d’agroécologie. L’initiative était donc préparée.
Mais l’agroécologie de l’INRA se différencie nettement des principes de base d’IFOAM et du projet politique de La Via Campesina : tout comme pour l’agriculture biologique réglementée par l’Europe, elle élude totalement le pilier social. Seuls restent un ensemble de techniques et l’environnement. Ces techniques doivent améliorer les relations génotype/environnement, ce qui pérennise la domination de la biologie moléculaire « avec un peu d’OGM et de pesticides lorsque nécessaire ». Le social, ce sont les communautés humaines, les petits paysans et leurs savoirs dits « traditionnels » qui disparaissent, remplacés par le seul savoir scientifique chargé de « rationaliser les pratiques des agriculteurs »3. Quant à l’environnement qui englobe désormais les territoires, il s’agit de calculer la valeur d’un ensemble de nouveaux « services écosystémiques » susceptibles d’être mis en marché dans un marché global par définition coupé de tout lien à tel territoire plutôt qu’un autre !
La bioéconomie : de la fin du pétrole à la course à l’appropriation de la biomasse
On comprend mieux ce projet quand on apprend que la bioéconomie est, après l’agroécologie, le deuxième pilier de la stratégie de l’INRA qui vient de signer le 1er mars 2013 un contrat avec l’Institut Français du Pétrole Énergie Nouvelle. Refroidie par la contestation des agrocarburants, la bioéconomie se fait plus discrète. Car il s’agit de remplacer le pétrole et les autres énergies fossiles (charbon, gaz…) par la biomasse comme nouvelle source de carbone et d’éléments chimiques simples destinés à alimenter les piliers industriels de l’économie capitaliste. La biologie de synthèse produit désormais à la demande des microbes brevetés génétiquement modifiés pour transformer, souvent à l’aide de nanotechnologies, la biomasse en carburant, en produits chimiques, en plastiques, en médicaments, en aliments industriels… La biomasse, ce sont avant tout les végétaux qui nous entourent et nous permettent de respirer, de nous nourrir, de disposer d’un climat viable… Les nouveaux OGM4 ne sont plus destinés à améliorer les cultures alimentaires, mais à augmenter la production de biomasse indifférenciée issue des plantes agricoles les plus connues (maïs, blé, colza…), mais aussi de toutes les espèces végétales sauvages à croissance rapide (eucalyptus, peuplier, herbe à éléphant…).
L’économie extractive est en train d’épuiser les ressources de carbone fossile enfoui sous terre. La bioéconomie ne va-t-elle pas épuiser encore plus rapidement ce nouveau minerai que constitue le carbone vivant à la surface de la terre ? Poser cette question est un blasphème, car on voit tout de suite les conséquences d’une possible réponse positive. C’est pour ne pas la poser qu’on a inventé le nouveau concept de « durabilité » : pourvu que notre folie suicidaire dure le plus longtemps possible ! Pour cela, on va dire qu’on n’exploite que le carbone « renouvelable » : mais est-ce bien possible ?
Inverser le cycle du carbone5
Les plantes sont sur la terre les seuls êtres vivants capables de prélever en permanence d’énormes quantités de carbone dans l’air pour le fixer dans la terre6. La pensée anthropocentrique qui caractérise les humains ne s’est jamais demandée si la terre a besoin ou non de ce carbone. Elle a par contre constaté que la vie animale puis humaine n’ont pu apparaître sur terre qu’à partir du moment où les plantes ont commencé à prélever le carbone de l’air : l’air est alors devenu respirable. Et, après avoir donné au sol ce dont il a besoin pour leur permettre de pousser, les plantes ont fourni aux animaux et aux humains le surplus de carbone et de protéines, surplus dans lequel ils puisent sous forme de nourriture l’énergie indispensable à leur vie. Le charbon, le pétrole et le gaz ne sont qu’une partie de ce surplus que n’a pas consommé la vie animale et qui a été enfoui sous terre il y a bien longtemps.
Or, depuis un siècle et demi, nous déstockons ces énergies fossiles pour alimenter l’industrie capitaliste qui les renvoie dans l’air sous forme de gaz à effet de serre. En agriculture, cela a permis d’augmenter les rendements des cultures. Mais il n’y a pas de magie : le rendement supplémentaire donné aux humains a été pris à la terre. Pour pousser, les plantes ont besoin de carbone qu’elles prélèvent toutes seules dans l’air, mais aussi d’azote, de phosphore, de potasse et de très nombreux éléments minéraux que leur offrent des milliards de micro-organismes du sol qu’elle nourrit en carbone. Le pétrole a permis de fabriquer l’engrais chimique azoté qui s’est substitué à ces micro-organismes que les plantes ont alors cessé de nourrir, cessant par là-même de de nourrir le sol en carbone : l’humus s’est minéralisé relâchant à son tour d’immenses quantités de gaz à effet de serre dans l’air. Il a alors fallu apporter aux plantes du phosphore et de la potasse qu’on a trouvé sous forme fossile dans des mines qui sont en train de s’épuiser. Quand aux autres minéraux on ne les a pas apportés. Privées de ces éléments indispensables à l’élaboration des substances qui leur permettent d’échanger avec les autres plantes, les microbes, les champignons, les insectes, les plantes sont devenus malades. L’industrie chimique alimentée par le pétrole a alors fourni les pesticides destinés à détruire tous ces organismes devenus pathogènes pour des plantes ayant perdu leur capacité d’échanger avec eux. On a ainsi supprimé les symptômes de la maladie, mais les plantes n’ont pas été guéries. Ces plantes malades nourrissent les animaux et les humains qui deviennent à leur tour malades. L’industrie pharmaceutique qui repose sur la même chimie du pétrole fournit les médicaments destinés à supprimer les symptômes des maladies, mais les humains sont toujours et de plus en plus malades.
La fin de la biomasse ?
Aujourd’hui, la fin du pétrole fait soudain craindre la fin de ce cercle vertueux pour la finance, mais très vicieux pour l’humanité et pour la terre. Qu’à cela ne tienne, la bioéconomie va prélever le carbone dès que les végétaux le fabriquent, pour le relâcher encore plus vite dans l’air avant même qu’ils ne restituent au sol la part essentielle qui lui revient. Des subventions vont rémunérer ce « service écosystémique» rendu par le « carbone renouvelable ». Et tant pis s’il faut plus d’énergie pour fabriquer l’engrais et tout le paquet technologique de l’agriculture industrielle que le surplus de carbone qu’ils permettent de prélever dans l’air sous forme de biomasse. Qu’à cela ne tienne, on ira chercher la biomasse sauvage pour alimenter les cultures de biomasse agricole. Le stock de biomasse sauvage n’est malheureusement pas inépuisable et son renouvellement a tout autant besoin de carbone que celui de la biomasse cultivée : si on prend tout le carbone avant qu’il ne nourrisse le sol, il n’y aura plus de plantes et plus de biomasse…
L’arrivée discrète de la nouvelle génération d’agrocarburants
La première grande action du plan agroécologie proposé par le Ministre consiste à proposer un « complément de revenu » aux agriculteurs en les subventionnant pour transformer leurs déchets animaux en gaz combustible. Cela permettra déjà de rendre plus « durables » les grandes concentrations d’élevages hors sols en déplaçant un peu plus loin les pollutions qu’elles génèrent. Car l’azote et le phosphore ne seront pas transformés en gaz alors que ce sont eux qui polluent. Et le carbone transformé en gaz ne retournera pas au sol qui en a grandement besoin : si on en prend un peu pour nos besoins, on n’inverse pas le cycle du carbone ; mais si on en prend beaucoup, voire si on prend tout, c’est la catastrophe. Que va faire un agriculteur qui dispose d’une unité industrielle qui lui rapporte plus lorsqu’il l’alimente avec ses cultures que si il vend ces mêmes cultures pour la nourriture sur le marché ? Gérard Mestrallet (PDG GDF Suez) apporte sa réponse7 : en multipliant les méthaniseurs, de déchets agricoles notamment, la production française de «bio-méthane» pourrait représenter 5% de la demande de gaz française, en 2020, et 20%, en 2030. Le « complément de revenu» deviendra vite revenu, au détriment des terres destinées à l’alimentation humaine !
Vous avez dit renouvelable ? Vous avez dit durable ? Une prophétie attribuée aux amérindiens nous rappelle que « lorsque l’homme blanc aura tué le dernier animal, coupé le dernier arbre et empoisonné la dernière rivière, c’est seulement là qu’il réalisera que l’argent ne se mange pas ».
Il ne reste qu’à espérer que le plan agroécologie du Ministre ne se réduise pas à cette fuite en avant vers la bio-économie. Peut-être faudrait-il que les citoyens l’aident fermement à développer une agroécologie paysanne et biologique, seule à même de nourrir les sols agricoles en carbone ?
Guy Kastler
pour aller plus loin, télécharger sur le site « www.etcgroup.org » les dernières publications en français :
« à qui appartient la nature » et « biomassacre »
1 Organisation mondiale de l’agriculture biologique crée en 1972 à l’initiative de Nature & Progrès avec la collaboration de la Soil Association d’Angleterre et d’Australie, l’Association biodynamique danoise et la Roadale Press des États-Unis
2 Institut National de la Recherche Agronomique qui, depuis trente ans, embauche presque exclusivement des généticiens moléculaires et des modélisateurs
3 Hervé Guyomard, directeur scientifique Agriculture à l’INRA, La Croix, 17 juillet 2012
4 OGM dits climats : résistance aux stress, à la sécheresse, au sel, au manque d’azote…
5 Le cycle naturel du carbone est absolument vital pour tous les êtres vivants. Il doit absolument passer de l’air à l’eau et à la terre pour rendre l’atmosphère respirable et le climat apte à la vie humaine, et aussi de l’eau à la terre pour rendre la mer apte à la vie et la terre fertile. Il constitue l’ossature de toutes les plantes qui en nourrissent les microbes, les champignons, les animaux et les humains. Il distribue ainsi l’énergie solaire fixée pat la photosynthèse à tous les organismes vivants. Toute perturbation importante du cycle du carbone, par exemple pour produire massivement de l’énergie mécanique ou électrique et des produits chimiques, menace l’ensemble du monde vivant sur terre.
6 Les coquillages sont les premiers organismes à avoir fixé de grande masse de carbone de l’air en offrant leurs coquilles à la constitution des calcaires, suivis des algues qui en ont fixé dans l’eau avant que les plantes ne sortent de l’eau pour le fixer dans les sols.
7 La transition énergétique selon GDF-Suez, Journal de l’Environnement, 3 mai 2013