Déclaration des droits paysans : l’expérience indonésienne
Article paru dans le journal d’Uniterre
Pendant une semaine, plus d’une vingtaine de délégués paysans étaient présents à Genève. L’objectif était de s’assurer que nos revendications principales concernant le revenu, l’accès aux marchés, à la terre, aux semences, à la biodiversité, à la souveraineté alimentaire soient conservées dans le texte révisé de la Déclaration. Ci-après, nous publions 3 interview basées sur les interventions de nos collègues indonésiens lors de la soirée publique organisée à Genève. Ils ont effectué un travail admirable au niveau de leur législation nationale.
C’est au début des années 2000 que le syndicat paysan indonésien (SPI) a accepté d’être le leader du processus des droits paysans au sein de La Via Campesina. Les 3 délégués présents à Genève expliquent ce que cela a représenté.
Henri Saragih, en plus d’être Président du SPI, tu as été pendant plusieurs années coordinateur international de La Via Campesina et le moteur du projet de Déclaration sur les droits paysans ; comment décrirais-tu cette période ?
Nous avons tout d’abord constaté, après quelques années au sein de La Via Campesina, que nous faisions face aux mêmes violations de nos droits. Nous avons décidé de faire des rapports sur les discriminations et violences que nous subissions. Ils étaient basés sur des cas précis. Nous avons beaucoup partagé entre paysans des différentes régions du monde.
Quand La Via Campesina a-t-elle décidé d’approcher le Conseil des Droits de l’Homme ?
Nous avions eu plusieurs occasions de venir à Genève avec la commission droits paysans de notre mouvement. Nous étions appuyés par Le Cetim et par Fian. Nous avons témoigné à l’ONU et avons eu l’occasion d’approcher des rapporteurs spéciaux. Cela nous a permis de prendre contact avec le Comité consultatif du Conseil des Droits de l’Homme pour leur exposer notre projet de Déclaration sur les droits des paysans.
Ainsi les Etats se sont emparés de ce projet ?
C’est plus compliqué que cela. Tout d’abord le comité consultatif a été mandaté par l’Assemblée du Conseil des Droits de l’Homme pour mener des études sur les présupposées violations de nos droits. C’était juste après la crise alimentaire de 2007-2008. Néanmoins il fallait démontrer que nous avions raison. En 2012, l’étude finale a conclu qu’il y avait bien discrimination du groupe particulier réunissant les paysans, les travailleurs agricoles, les pêcheurs, les nomades et les peuples autochtones. Et que l’idée d’une déclaration internationale pour réunir les droits existants et les droits spécifiques des personnes productrices de nourriture était tout à fait pertinente.
Cela a-t-il suffit pour convaincre les Etats du bien fondé du projet ?
Non, malheureusement. Le comité consultatif a intégré en annexe de son étude notre projet de déclaration. C’était la base sur laquelle les Etats devaient s’appuyer pour négocier un texte. Mais plusieurs d’entre eux, notamment l’Europe et les Etats Unis, y étaient frontalement opposés. C’est la vivacité du mouvement, des membres de La Via Campesina dans chacun des pays qui a permis de lever petit à petit les freins au processus. Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Nous pensons qu’il faudra encore 2, voire 3 ans pour que le texte soit finalisé.
Mohammed Ikhwan, tu travailles au SPI, peux-tu nous dire comment ce processus mené au niveau international a influencé votre travail sur le plan national ?
Evidemment, les échanges que nous avons eu avec nos collègues ont été très riches. Nous avons aussi pu identifier où se situaient les principaux risques de violations et du coup où il fallait que nous intervenions au niveau de notre législation nationale.
Pourrais-tu donner quelques exemples ?
Notre mouvement existe depuis les années 80 mais il a été officiellement fondé en 1998. Il faut se rappeler que l’Indonésie a vécu sous la dictature pendant de nombres années. Au fil des ans nous avons travaillé à une législation sur la réforme agraire. L’objectif étant que l’Etat distribue au moins 2 ha de terre par famille avec des fermages à long terme, au-delà d’une génération. Ce processus est en marche et nous en sommes très heureux. Maintenant la question qui est toujours d’actualité c’est comment assurer l’autosuffisance alimentaire du pays.
C’est-à-dire ?
En Indonésie, l’Etat reconnaît les termes d’autosuffisance, de sécurité alimentaire et de souveraineté alimentaire. Pour nous c’est bien le dernier qui nous intéresse. Nous souhaitons nourrir notre population avec nos propres produits issus de méthodes agroécologiques. L’auto-suffisance qui serait assurée par des importations de produits à bas prix ne nous séduit pas. Il s’agit donc déterminer les cultures que nous installons sur les hectares de terre qui ont été redistribués: des cultures vivrières ou des cultures de rente destinées à l’exportation? Il y a un gros travail de sensibilisation à effectuer auprès de nos membres et au-delà. Notre pays cristallise de nombreux enjeux. Nous sommes par exemple un des principaux producteurs d’huile de palme, les sociétés transnationales y sont bien présentes. Il y a actuellement un moratoire sur de nouvelles plantations de palmiers. Nous essayons aussi de favoriser l’agroforesterie notamment pour faire pâturer nos bêtes plutôt que la mise en place de plantations industrielles.
Quelle est la position du gouvernement ?
Notre gouvernement souffle le chaud et le froid. Il cherche une position d’équilibre entre ses paysans familiaux et les investisseurs extérieurs. Idem quant à son positionnement dans les négociations commerciales internationales. Nous avons une loi nationale qui oblige l’Etat à n’importer que quand ces produits ne sont plus disponibles sur le marché indigène. Nous nous battons pour que ce principe soit respecté dans les faits. Nous avons également réussi à faire passer une loi sur la pêche et les zones côtières qui protège la pêche artisanale contre les pêches industrielles en main de grandes compagnies étrangères.
Nous avons une loi sur les semences qui est aussi capitale. Protéger la biodiversité semencière ce n’est pas seulement un enjeu pour aujourd’hui. C’est juste esssentiel pour les générations futures.
Henri Simarmata, tu es juriste et ton association de juristes accompagne ce processus de La Via Campesina. Comment expliquer un tel dynamisme en Indonésie ?
La fin de la dictature a ouvert des vannes salutaires dans les mouvements citoyens. Nous avons également une Cour Constitutionnelle particulière. Même si tu n’es pas parlementaire, tu peux faire des propositions directes de loi, sans passer par le Parlement. Cela nous a permis de travailler sur toute une série de projets qu’a déjà évoqués Ikhwan. Mais aussi sur une loi concernant l’alimentation ou encore une autre sur la promotion et la protection des paysans. Nos mouvements citoyens s’alimentent mutuellement.
Es-tu confiant ?
Nous savons ce que représente un Etat de non droit. Nous l’avons vécu il n’y a pas bien longtemps et cela est encore gravé dans la mémoire de beaucoup d’entre nous. Cela nous motive d’autant plus à chercher à consolider notre Constitution et nos lois en faveur du peuple. Après, comme le disent souvent les juristes ou les défenseurs des droits humains, il ne suffit pas d’obtenir un texte de loi. Il faut s’y référer régulièrement, il faut le rappeler au bon souvenir des politiques, des gouvernements. C’est seulement si les mouvements sociaux s’approprient leurs législations qu’ils pourront la faire exister. Cela vaut autant pour les législations nationales que pour l’instrumentaire juridique international sur les droits humains. C’est ce que les mouvements paysans qui défendent la Déclaration internationale de l’ONU doivent comprendre. Ils doivent l’habiter en permanence, la rendre visible. Je trouve que La Via Campesina progresse constamment dans la qualité de son argumentaire au Conseil des Droits de l’Homme. On a une équipe de rêve qui vient des quatre coins du monde et qui fait toujours plus impression auprès des délégués des Etats. Rendez-vous compte: lors de la 1ère session de négociation du texte entre les Etats en 2013, nous n’avions fait que 5 interventions en tant que société civile. Et bien en mai 2016, en 3 jours de négociations, nous en avons fait 64! Un vrai tir groupé. Les délégués étatiques savent qu’ils ne peuvent faire sans nous, et c’est un point central car il ne faut pas que la Déclaration soit vidée de sa substance. Et pour l’heure, nous sommes si déterminés et percutants que le risque est faible que cela tourne au vinaigre.
La présentation de la délégation indonésienne a eu un impact certain auprès du public et notamment des collègues paysans. Suisses, Sénégalais, Nicaraguayens, Belges, Espagnols, Népalais en sont ressortis avec plein de nouvelles idées dans la tête pour agir sur le plan national.
Propos recueillis par Valentina Hemmeler Maïga