Vive l’Agriculture Familiale ! Non aux accords de libre échanges !
La Via Campesina appelle à la cohérence des politiques agricoles de l’Union européenne
(10 décembre 2013, Bruxelles). Pour marquer le lancement de l’Année Internationale de l’Agriculture Familiale, la Commission Européenne a organisé une conférence sur ce thème le 29 novembre à Bruxelles, où La Via Campesina a été invitée à s’exprimer1. L’enjeu a été de défendre une vision paysanne de l’agriculture familiale, son importance dans l’économie européenne et mondiale, et ses qualités sociales et environnementales.
Des cinq continents, nous avons fait venir une vingtaine de paysans et paysannes affiliés : Inde, Mozambique, Nicaragua, Argentine, Etats-Unis, Mali, Maroc, et les Européens d’Italie, de France, de Croatie, de Roumanie, d’Espagne et de Norvège. La problématique ne concerne pas uniquement les pays du sud, mais l’ensemble de la communauté internationale. Le « nord » détient la plus grande part de responsabilité quant à l’état de l’agriculture familiale dans le monde.
Profitant de la présence de tout ce beau monde, des séminaires de travail et de préparation ont été mis en place à la Coordination Européenne Via Campesina (ECVC) à Bruxelles pour s’interroger aussi sur la question actuellement cruciale des Accords de Libre Échange, et notamment le fameux Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Il s’agissait de construire une position commune sur ces accords, car ils se multiplient à l’échelle globale et concernent chacun d’entre nous : UE/Canada, UE/Maroc, US/Pacific, UE/US.
Le présent article vise à rendre compte des discussions et des décisions prises, afin d’encourager la prise de conscience et la mobilisation sur ces deux sujets.
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Agriculture familiale paysanne : un modèle d’avenir
Suite à une initiative un peu obscure2, la Food and Agriculture Organisation (FAO), rattachée à l’ONU, a décidé de faire de « l’Agriculture Familiale » la thématique de 2014. Si à l’échelle européenne, l’agriculture présente généralement moins de 5% des emplois, ce chiffre peut monter jusqu’à 80% dans les pays en développement, en Asie ou en Afrique. C’est donc un beau geste en faveur d’une grande partie de l’humanité, et c’est symboliquement fort en ces temps de crise économique, sociale, mais aussi idéologique.
Qu’est-ce que l’Agriculture Familiale ? Sans définition claire du concept, à laquelle La Via Campesina doit s’attacher dès à présent, le risque de détournement est majeur. Nous attachons une grande importance à rappeler que l’agriculture familiale est d’abord paysanne. Elle s’appuie ainsi sur une utilisation mesurée et écologique des ressources naturelles. Elle est orientée vers les circuits courts, locaux et nationaux, et ne prétend pas faire de l’exportation sa priorité. Elle renforce le tissu social du monde rural, favorisant l’emploi, les revenus de ses habitants, tout en dynamisant ces espaces souvent délaissés au profit des villes.
Tous ces avantages sont décisifs pour palier aux manques liés à la généralisation du système économique héritée du XXe siècle. Les monocultures, le productivisme, la concentration des exploitations ont largement participé à l’exode rural qui induit des problèmes sociaux importants3, à la capitalisation de l’agriculture, à la perte de qualité de la production, à la mise en concurrence mondiale du secteur agricole. Or, la récente crise capitaliste a une fois de plus montré les déficiences de ce système économique en ce qu’il favorise les inégalités et fragilise les petits producteurs.
La modernité agricole est entre les mains des paysannes et des paysans du monde. Ce sont eux qui nourrissent effectivement la planète et qui proposent le modèle économique le plus solide et durable du secteur agricole. Ce sont eux qui proposent les produits de qualité, ayant la valeur ajoutée la plus élevée, favorisant la relocalisation des champs et des élevages. Ils proposent un modèle durable quant à la gestion des ressources en limitant les externalités, tout en intégrant une organisation du rural socialement dense et dynamique, et en assurant une production en quantité et en qualité. C’est dans ce secteur et non dans l’agro-industrie que l’on crée des emplois dignes.
L’agriculture familiale comprise comme paysanne est un modèle d’avenir, qui doit être encouragé et soutenu par les politiques agricoles, notamment par la PAC, car les limites de la concentration de la production agricole sont visibles et évidentes. Il faut que ses aides directes et contraignantes soutiennent le travail et la production, et qu’elles arrêtent d’aller dans les poches des grandes exploitations qui sont, économiquement, socialement et environnementalement moins intéressantes pour la société. Les grosses fermes ne sont plus compétitives que parce qu’elles sont plus subventionnées.
La Commission européenne, et spécialement le personnel de la DG Agri est attentive à ce déplacement de paradigme économique. Soucieux d’utiliser cet espace ouvert, nous adressons un message à l’ensemble de l’Union européenne : l’agriculture d’aujourd’hui fait face à des problèmes qui ont été créés par la PAC d’après guerre, qui visait l’autosuffisance alimentaire de l’Europe. Cet objectif ayant été rempli, il faut à présent se tourner vers les problèmes actuels, qui sont d’ordre sociaux et environnementaux, et que le modèle de l’agriculture familiale paysanne est à même de résoudre. Il faut soutenir les petites fermes, en favorisant leur accès à la terre, à l’eau et aux semences, leur installation pour affronter le défi générationnel, leur accès au crédit en rattachant les aides directes à la production.
Enfin, nous pensons que les accords de libre échange ne donnent pas à l’Europe les moyens de résoudre les problèmes sociaux et environnementaux qu’elle rencontre. Au contraire, ils les rendent plus aigus. La déréglementation des normes et des politiques agricoles mettent en concurrence petites et grandes exploitations, menaçant les premières qui garantissent pourtant un avenir digne à l’Europe.
2) Les accords de libre échange menacent la souveraineté des Etats et les paysan(e)s
Les accords de libre échange que proposent l’Europe et les Etats-Unis au reste du monde sont aussi hérités de la tradition néolibérale, et sont la conséquence des échecs de l’Organisation mondiale du commerce. Les accords multilatéraux ne peuvent plus se faire dans le sens des Occidentaux à l’échelle globale, car les autres pays, lorsqu’ils se regroupent, sont capables de s’opposer à leurs prétentions planétaires4. Le multilatéralisme laisse alors la place à une multiplication des accords bilatéraux : EU/Canada et EU/Maroc ; US/Pacific ; US/EU pour ne citer que les plus actuels.
L’idée défendue par ses partisans est celle d’un double avantage. D’une part, la mise en place d’immenses marchés (c’est-à-dire le nivellement des réglementations, des droits de douane et des standards) favorise les investissements et le développement économique. Dans le cas du TTIP, on parle de 0,5-1% de point de croissance, et d’un million d’emploi aux Etats-Unis5. D’autre part, cette définition des standards et des règles de commerce s’appliquera à terme à l’ensemble du globe, jusqu’à la Chine. En effet, il faudra les respecter et s’y aligner pour commercer avec les acteurs économiques de ces entités, qui représentent la plus grande partie du commerce mondial. L’effet attendu est celui de la tâche d’huile. Or, l’avantage de définir les normes et les modèles est commercialement décisif dans le contexte de la mondialisation. Il s’agit, en d’autres termes, de pérenniser la domination de l’Occident sur le reste du monde6.
Face à cet argumentaire, La Via Campesina souligne l’un des effets les plus pernicieux de cette libéralisation des échanges. Il ne s’agit pas, dans les faits, de défendre des régions du monde et leurs sociétés, mais au contraire de renforcer les entreprises transnationales qui les habitent. Or, cette logique reste la même que celle décrite plus haut : concentration, inégalité, disparition des unités économiques et sociales à même de répondre aux besoins du XXIe siècle. De plus, ces accords ont pour conséquence d’étendre ce même système économique très critiqué et très limité, à l’échelle planétaire.
La Via Campesina démontrent que trois bonnes raisons existent qui justifient de s’opposer à ces accords : a) l’absence de démocratie et des acteurs politiques dans les négociations ; b) les avantages juridiques donnés aux entreprises sur les Etats et les peuples ; c) les conséquences potentielles néfastes pour les paysans et paysannes.
a) Les négociations sont conduites de la manière la plus obscure possible. Le contenu des négociations est inconnu du grand public, et même les parlementaires européens sont tenus à l’écart, comme nous l’a appris Michel Dupont, assistant parlementaire de José Bové ! Le peu d’informations qu’ils recevront seront confidentielles. De plus, les gouvernements nationaux ne font pas leur travail. Dans les couloirs de RMC radio, la Ministre française au Commerce, Sylvia Pinel a confié à José Bové qu’elle n’avait pas lu le mandat de négociation confié à la Commission européenne.
Des indices pourtant existent sur le contenu des accords. Ainsi, la Malaisie a signé un accord de libre échange avec les Etats-Unis récemment. D’après un député Malaisien de passage à Bruxelles, Charles Santiago, le contenu est le même que celui en cours de négociation avec l’UE, et ne porte presque pas sur le commerce: « ces deux accords ont exactement le même contenu. Le gouvernement malaisien lutte contre la signature du TPP. Dans tout le texte de l’accord, il n’y a qu’un seul chapitre sur le commerce et 24 chapitres qui ne portent pas sur le commerce : ce n’est pas un accord commercial, mais un accord pour contrôler le commerce, dans l’intérêt des grandes compagnies. C’est comme une nouvelle constitution dont nous, parlementaires, nous n’avons pas le contrôle. Même le Parlement des USA, avec la procédure du « fast track », n’en a pas le contrôle. L’objectif des accords de libre échange est avant tout la convergence des normes et des règles, bien avant la baisse des droits de douane. Où est notre souveraineté, où est notre espace politique ? Le business régule le gouvernement : c’est cela la nouvelle constitution. Il faut restaurer la souveraineté des Etats ». Ces éléments doivent inquiéter les citoyens d’Europe et des Etats-Unis. ECVC et La Via Campesina exigent une transparence totale sur le contenu des négociations et une place prioritaire au politique. Ces accords ne doivent pas être laissés uniquement entre les mains de la DG Commerce de la Commission Européenne car leur champ d’application dépasse ce domaine. Il faut appliquer la stratégie Dracula comme le suggère Susan George : exposer les négociations à la lumière pour qu’ils soient détruits.
b) L’accord prévoit un tribunal qui permettrait aux entreprises d’assigner des Etats en justice au prétexte que certaines dispositions législatives leur ferait perdre des bénéfices, et d’exiger un dédommagement. Cet « Investor/State dispute agreement » fera perdre un pouvoir régalien aux Etats qui sera transféré aux multinationales : celui de rendre la justice et de dépenser l’argent public comme bon leur semble, sous la souveraineté du peuple. Ainsi, si telle loi environnementale ou sociale, bien que politiquement fondée, fait perdre de l’argent aux agents économiques, ceux-ci n’ont plus qu’à exiger leur dédommagement à l’Etat en question.
La Via Campesina, ECVC et bien d’autres organisations appellent à sortir ce système d’arbitrage des négociations du TTIP.
c) Les conséquences de ces accords dans le domaine agricole sont difficiles à connaître précisément car, justement, le contenu des négociations n’est pas rendu public. En revanche, nous pouvons tout à fait anticiper certaines dispositions. Premièrement, les standards de production sont mis sur la table à travers le concept de reconnaissance mutuelle : « reconnais que mes standards sont bons, et je reconnaîtrai les tiens » ; ainsi de ceux qui protègent les consommateurs américains et européens : les seconds pourraient se voir obliger d’accepter le retour de vieux dossiers comme celui de la viande aux hormones ou des OGM ! Ne nous y trompons pas, dans certains domaines, les États-Unis protègent mieux leurs consommateurs que l’Europe. Le résultat attendu est le suivant : les entreprises pourront piocher chez l’un ou l’autre les éléments qui les arrangent, et faire interdire ceux qui les gênent. Deuxièmement, la logique néolibérale est à l’œuvre, la même que celle dénoncée par ECVC et La Via Campesina dans le dossier de l’agriculture familiale : encourager les concentrations d’entreprise, les capitaux transnationaux, le productivisme hérité du XXe siècle.
Réunis à Bruxelles en même temps que d’autres membres de la Via Campesina le sont à Bali à propos des accords de l’OMC et du cycle de Doha, nous appelons à la définition de nouvelles règles de commerce à l’échelle globale qui respectent les principes de la souveraineté alimentaire et ne fixent pas les agenda politiques.
En conclusion, nous voulons rappeler les liens très forts entre l’agriculture familiale et les accords de libre échange : l’un et l’autre sont en parfaite contradiction, alors que les défis sociaux et environnementaux qui sont ceux de notre temps doivent pris au sérieux. Nos sociétés doivent s’orienter vers des modèles durables, locaux, résilients. Dans le domaine agricole, seuls le modèle de l’agriculture familiale paysanne offre une réponse solide et crédible à ces défis. En revanche, le néolibéralisme tel que prôné dans les accords de libre échange est la cause principale des dégradations sociales et environnementales. Il est du ressort des institutions européennes, et en premier lieux des gouvernements, de se saisir de ces questions et d’écouter ce point de vue émergeant, concret et intelligent. Il est aussi de leur ressort d’assurer la cohérence de leurs politiques et de réduire l’influence des lobbys sur leurs décisions7.
Pour finir, la Via Campesina et sa Coordination Européenne se sont aussi rendus compte de la similarité des situations sur les cinq continents, dont la cause est l’imposition globale d’un même système économique. Et c’est également avec un point de vue global que les paysans et paysannes du monde entier s’unissent et réfléchissent ensemble à ces questions cruciales, pour eux, mais aussi pour les autres, appelant à multiplier les alliances et à partager et diffuser ces réflexions.
2 Voir le World Rural Forum:http://www.familyfarmingcampaign.net/
3 Voir les travaux d’Henri Rouillé d’Orfeuil sur la perte d’emploi produite par la modernisation de l’agriculture.
4 D’après Gérard Choplin lors de son intervention jeudi 28 novembre à ECVC ; la conclusion des accords de Bali a minima ne vont sans doute pas remettre en cause cette logique.
5 Un exemple d’article favorable au TTIP : http://www.mcall.com/opinion/yourview/mc-transatlantic-trade-partnership-yv–20131203,0,5218607.story
6 Lori Wallach, « le traité transatlantique, un typhon qui menace les européens », Le Monde Diplomatique, nov 2013.