Sumatra : comment l’huile de palme a chassé des centaines de paysans de leurs terres
(Octobre 2013, Sumatra, Indonésie). Alors qu’en France, un projet de surtaxe de l’huile de palme fait toujours débat, que se passe-t-il chez le premier producteur mondial de palme, l’Indonésie ? Expropriation de communautés locales, soumissions contraintes des petits agriculteurs aux grandes firmes contrôlées par l’Etat… La culture d’huile de palme n’y est pas vraiment « responsable ». A Sumatra, des centaines de familles se sont lancées dans une « guérilla » agricole pour se réinstaller sur les plantations dont ils ont été chassés. Reportage.
Rustan, Sultan et Masri-Zainal baissent la voix. Ils nous expliquent qu’ils vont envahir « leur » terre afin d’en reprendre possession. Environ 1 500 hectares que leur communauté occupait il y a près de trois décennies, à la suite de leurs ancêtres, et dont ils ont été chassés dans les années 1980 par l’armée. Dans une campagne reculée de la commune de Jorong, dans l’Ouest de Sumatra [1], l’opération de nettoyage avait pour but d’installer une plantation de palmiers à huile, exploitée par une entreprise gouvernementale, la PTPN 6 [2].
Les trois paysans, de la tribu des Minang Sikumbang, se sont rendus à Jakarta en juin dernier, à l’occasion d’une grande rencontre internationale du réseau la Via Campesina (lire notre reportage), venus mettre au point l’opération avec les conseils de leur syndicat SPI, principal regroupement paysans d’Indonésie – l’équivalent de la Confédération paysanne en France.
L’éviction a eu lieu à l’époque du dictateur Suharto, mais sa chute en l’an 2000 n’a rien changé pour la communauté. « Le gouvernement ne nous a prêté aucune attention. Il a même expliqué qu’il était en droit de récupérer ces terres, au prétexte qu’elles auraient été exploitées auparavant par les Pays-Bas (l’ancienne puissance coloniale, ndlr). » L’argument retors est régulièrement servi pour contester le droit coutumier des populations locales — non écrit et non enregistré —, et qui entrave les grands projets. Justification : l’État agirait dans une continuité de gestion, les Indonésiens ayant pris la suite du colonisateur à l’indépendance… « La spoliation n’est donc pas reconnue », explique Masri-Zainal, un des meneurs de la contestation.
Le moratoire [3] sur la déforestation en vigueur depuis 2011 en Indonésie n’a en rien affecté la croissance de la production. Les anciennes concessions ne sont pas concernées et l’agro-industrie contourne le moratoire en exploitant des terres occupées par d’autres cultures. La production indonésienne qui représente 54 % de l’huile de palme mondiale, a récemment rattrapé, puis largement dépassé celle de son grand concurrent malaisien (33 % du total mondial) [4]. Le pays entend bien poursuivre son expansion pour accompagner l’explosion de la demande mondiale dans l’agroalimentaire et les agrocarburants. Les surface couvertes en palmeraies — près de 9 millions d’hectares aujourd’hui, l’équivalent du Portugal —, pourraient croître de 40 % d’ici à 2020 [5].
« Association » ou servage ?
Le syndicat SPI a recensé des centaines de conflits similaires dans toutes les grandes îles de l’archipel. Dans le but de les prévenir, les autorités proposent depuis des années aux déplacées des solutions de compromis épargnant les intérêts agro-industriels : l’installation sur des lopins en périphérie de la plantation, ou plus loin, en échange d’un abandon de toute revendication concernant l’accaparement de leurs anciennes terres. Une procédure dénommée inti-plasma.
L’entreprise a ainsi obligation de proposer aux paysans de s’associer à son projet. La terre reste attribuée à la plantation industrielle, mais les multiples lopins (en général deux hectares) sont « offerts » en compensation aux familles expropriées. Celles-ci doivent cultiver la palme, avec obligation d’en vendre la cueillette à l’entreprise. Cette dernière est tenue d’accompagner les paysans jusqu’à la maturité de leurs palmiers (environ trois ans après plantation), en échange de la récolte pendant cette période. Elle promet aussi en général de construire des écoles, des routes, ou des centres de santé.
Engagements non respectés
Mais les bénéfices potentiels de cette « association » n’apparaissent souvent que sur le papier. Ce système, d’inspiration très libérale, piège trop souvent les paysans dans un statut d’auto-entrepreneur sous contrat, très éloigné de leur culture ancestrale. Le cadre inti-plasma prévoit certes que le projet doit être négocié avec les représentants des communautés. Mais ces dernières contestent cette délégation forcée, qui réduit leur capacité de peser collectivement. « Les villageois sont toujours en position de faiblesse », constate Polong, directeur de l’antenne de l’association écologiste Walhi dans la province de Sud Sumatra. L’entreprise a la main sur toutes les données comptables, et c’est elle qui fixe le prix d’achat des récoltes des terres. Les plaintes des paysans sont fréquentes car les malversations sont aisées ! », commente Polong.
L’une des plus communes : la firme apprend au paysan qu’il est en dette à son égard. La spirale de la ruine s’amorce. « À court de solutions, il ne reste aux familles qu’à vendre leur lopin… à l’entreprise, déplore Rahman, responsable Sumatra Sud du SPI. Les conflits se multiplient aujourd’hui parce qu’elles constatent aussi, dix ans plus tard, que les équipements promis ne sont jamais venus. Alors qu’il était généralement admis, dans la perception commune, que l’Indonésie disposait de terres en suffisance, les paysans floués s’aperçoivent que ce n’est pas le cas. »
Amorce d’une révolte
Dans cette province, des centaines de paysans de la commune de Lais ont aussi connu l’éviction de leur terre pour laisser place à des milliers de rangées de palmiers filant vers l’horizon. Mastum explique que l’entreprise PTPN 7, autre firme agro-industrielle, n’a jamais été claire avec eux. Plus d’une centaine de familles auraient été exclues de l’accord inti-plasma initial, et survivent sur de maigres bandes de terre en bordure de la plantation. Au début des années 2000, avec la chute du dictateur, ils sont revenus à la charge pour réclamer à bénéficier… de l’inti-plasma.
« Nous avons connaissance des inconvénients, mais n’avons pas d’autre issue, il nous faut de la terre », avoue Mastum. Disposant même d’une lettre d’accord signée de la main du directeur régional de la firme, les paysans se sont lassés d’être menés en bateau. Ils ont installé il y a quelques mois une sorte de campement de bataille précaire quelques mètres à l’intérieur de la palmeraie. L’atmosphère est électrique, des jeunes font le guet pour repérer les vigiles en civil qui circulent à moto. En mai dernier, les paysans avaient brûlé du matériel appartenant à la PTPN 7, promettant de tenir bon jusqu’à obtenir satisfaction.
Guérilla agricole
À Jorong, dans l’Ouest de Sumatra, plusieurs tribus ont accepté de jouer le jeu de l’inti-plasma quand les guichets se sont ouverts, en 2001. Mais quelque 450 familles ont refusé l’offre et se sont tout bonnement retrouvées sans terre. « Nous voulons revenir où nous vivions, justifie Sultan, autre meneur de la résistance. Un site boisé à flanc de colline où tout poussait à petite échelle, riz, fruits, légumes… Nous avions là notre cimetière, des sites dédiés à nos traditions. La firme a tout effacé, délibérément. »
Une majorité de ces paysans sans-terre se sont dispersés pour tenter de retrouver des moyens de subsistance. Restent sur place 180 familles très mobilisées et appuyées par le SPI. Quelques-unes, dont celles de Rustan, Sultan et Masri-Zainal, mènent une « guérilla » agricole, cultivant de petites bandes entre les rangées de palmiers et ont même creusé des mares pour élever des poissons.
L’espoir avec la fin des concessions
Les paysans entretiennent cependant un espoir sérieux. À force de pressions, d’occupation de terres et de manifestations, le SPI de la province a obtenu en 2012 une belle victoire : le vote d’une résolution stipulant que les terres, dont les autorités locales ont revendiqué la propriété au détriment des communautés paysannes, reviendraient à ces dernières à l’échéance des concessions accordées aux firmes qui les exploitent. Pour les Minang Sikumbang, la date butoir est 2017. « Cependant, nous nous sommes refusés à patienter encore quatre années, défend Masri-Zainal. Nous connaissons la versatilité des gouvernements, et nous pouvons redouter un renversement de situation après 2015, quand le gouverneur local qui a porté cette loi arrivera en fin de mandat. »
Surtout, les familles rebelles ont trouvé le moyen d’exercer une pression efficace sur l’entreprise. D’ici peu, elle va devoir rajeunir sa plantation, processus périodique destiné à remplacer les vieux arbres devenus moins productifs. « C’est le moment où jamais de nous réinstaller sur le bord de la rivière, d’y construire un petit barrage pour démarrer des cultures irriguées et des mares à poissons, confie le paysan. C’est une manière de convaincre de notre détermination. Car notre but n’est pas de revendiquer l’illégalité mais d’ouvrir les yeux aux autorités sur la réalité de notre situation, de faire réfléchir sur le statut de la terre, puis d’obtenir la reconnaissance officielle de notre droit sur cette terre. »
La firme a tendance à faire profil bas dans la perspective d’échapper à la date couperet de 2017, constate le paysan, qui estime que l’invasion pourrait se dérouler sans violence. « Enfin, je suppose. La police va sûrement intervenir. En général, il n’y a pas de morts… » Tout cela n’a pas empêché la « Table ronde pour l’huile de palme responsable » (Roundtable on Sustainable Palm Oil) de conclure des partenariats avec des grosses exploitations indonésiennes [6].
Texte et photos : Patrick Piro
article paru dans le magazine Basta !
Notes
[1] Sumatra est la plus ancienne et la plus importante zone de culture de palme.
[2] Quinze firmes sont détenues par l’État, numérotées de I à XIV, plus une autre. Elles sont dédiées à la culture en grandes plantations de matières premières (palmiers à huile, cacao, sucre, thé, café, hévéa…).
[3] Ce moratoire a été mis en place sous la pression internationale de la Norvège, chef de file des financeurs de la protection des forêts.
[4] Sur 2012-2013, l’Indonésie a ainsi exporté 20,3 millions de tonnes d’huile de palme, contre 17 millions de tonnes pour la Malaisie.
[5] Source : USDA-FAS