Sri Lanka : Leçons à tirer du fiasco de l’interdiction d’importer des produits agrochimiques
Cet article a initialement été publié en anglais en novembre 2021 par GRAIN et le Movement for Land and Agricultural Reform (MONLAR), membre de La Via Campesina au Sri Lanka.
En avril 2021, le président du Sri Lanka, Gotabaya Rajapaksa, a annoncé l’interdiction d’importer des produits agrochimiques. Cette mesure devait permettre au Sri Lanka d’économiser entre 300 et 400 millions de dollars en devises étrangères, que le pays dépense chaque année pour importer des produits agrochimiques. Le président a également justifié que le droit des Sri Lankais « à une alimentation non-toxique » était garanti par cette politique. En outre, selon lui, les énormes dépenses du pays en produits agrochimiques n’ont pas augmenté la production agricole. Au contraire, a-t-il insisté, les produits agrochimiques aggravent l’infertilité des sols, la baisse des rendements et la perte de biodiversité. M. Rajapaksa a même promis de dédommager tout agriculteur·rice qui verrait sa production diminuer après être passé à l’agriculture biologique. Les économies réalisées grâce à l’interdiction des produits agrochimiques et à la fin des subventions aux engrais permettraient de financer cette indemnité.
Avançons rapidement jusqu’en novembre. Après plusieurs mois de bouleversements provoqués par une crise alimentaire aiguë, le 21 novembre, le secrétaire d’État à l’agriculture du Sri Lanka a déclaré qu’il assouplissait les restrictions à l’importation de produits agrochimiques et que les engrais chimiques, les produits agrochimiques et les nutriments végétaux essentiels nécessaires à une vaste catégorie de cultures seraient à nouveau autorisés. L’hypothèse répandue selon laquelle la sécurité alimentaire du pays était menacée sans les produits agrochimiques a contraint le gouvernement à faire apparemment marche arrière. Quelques jours plus tard, le 24 novembre, il a annoncé le retrait complet de l’interdiction d’importation de produits agrochimiques.
Alors, qu’est-ce qui a mal tourné ? Ayant suivi de près la situation au Sri Lanka ces dernières années, nous avons constaté qu’en réalité, la crise alimentaire a été déclenchée par la crise économique actuelle et l’épuisement des réserves de devises étrangères. Mais les reportages constants sur les agriculteur·ices en colère qui protestent contre l’interdiction par crainte de perdre leur production en raison du manque d’engrais ont été suffisamment puissants pour déformer les faits.
Selon une enquête nationale, près des deux tiers des agriculteur·rices étaient favorables à la transition vers l’agriculture biologique, même si la majorité d’entre elles et eux estimaient que pour réussir, la période de transition devait s’étaler sur plus d’un an.
Parmi les agriculteur·rices interrogé·es, seulement 20 % ont déclaré ne pas avoir de connaissances suffisantes sur les engrais biologiques et leur bonne application, d’où leur faible niveau de confiance dans l’interdiction.
Les paysan·nes attendaient du gouvernement qu’il leur fournisse des conseils et des instructions adéquats sur la préparation et l’application des engrais biologiques, ainsi qu’un approvisionnement garanti en produits de substitution biologiques, et qu’il prolonge la période nécessaire à la transition.
Profondément opposés à l’interdiction d’importation de produits agrochimiques, plusieurs scientifiques, professionnel·es de l’agriculture et entreprises agroalimentaires ont accusé le gouvernement d’avoir adopté cette politique au mauvais moment, alors que les prix des denrées alimentaires augmentaient et que le pays était en proie à un ralentissement économique induit par le le Covid. Ils ont fait valoir que le prix comparativement plus élevé des produits biologiques sur le marché – accessibles principalement aux consommateurs aisés – pourrait entraîner une plus grande insécurité alimentaire chez la majorité des pauvres si le pays passait au tout biologique. D’autres scientifiques ont suggéré une diminution progressive de l’utilisation des produits agrochimiques au lieu du changement brutal opéré par le gouvernement. Une transition idéale impliquait la mise en place d’un contrôle adéquat et supposait l’introduction progressive du compost biologique pour éviter une utilisation excessive et prévenir une perte importante de production alimentaire.
Pour les groupes locaux défendant l’agroécologie et promouvant l’agriculture durable, la situation était plus complexe. C’est le cas de MONLAR (Mouvement pour les réformes agraires et foncières). Ils ont salué l’interdiction de l’utilisation de tous les produits agrochimiques et la transition vers l’agriculture biologique. Cependant, ils remettent également en question la précipitation du processus de planification et de la stratégie de transition.
Dans une lettre adressée au président Rajapaksa en mai 2021, MONLAR a souligné qu’aucun programme gouvernemental systématique n’était en place pour promouvoir l’agriculture biologique auprès du monde agricole. MONLAR a demandé au gouvernement de mettre en place un mécanisme de coordination solide entre les politiques d’agriculture biologique, les programmes tactiques et stratégiques au niveau national, et les différentes institutions chargées de mener à bien ces programmes, notamment avec le ministère de l’Agriculture et le ministère des Services agraires. Ces deux départements sont actuellement en désaccord sur la politique d’agriculture biologique et ne la soutiennent pas sérieusement.
Le Sri Lanka est effectivement confronté à une crise alimentaire, mais elle n’est peut-être pas la conséquence d’un passage soudain à l’agriculture biologique. Il ne devrait pas y avoir de chute de la production alimentaire en une première saison agricole seulement, ni au point de déclencher une crise alimentaire. Au contraire, la crise alimentaire existait déjà lorsque la décision de passer à l’agriculture biologique a été prise. C’est pourquoi, afin de réduire ses dépenses en devises l’année dernière, le gouvernement sri-lankais a pris des mesures préventives en interdisant l’importation de biens essentiels, y compris de produits alimentaires. MONLAR soutient que la mauvaise gestion des chaînes d’approvisionnement de nourriture pendant la pandémie de Covid-19 est aussi en partie responsable de la crise alimentaire.
À la suite de la pandémie de Covid-19 et des confinements, l’économie du Sri Lanka s’est effondrée car l’une des plus importantes sources de revenus du pays, le tourisme, a été complètement anéantie. Cela a entraîné une chute sans précédent des réserves de change du pays, qui sont passées de plus de 7,5 milliards de dollars en 2019 à seulement 2,8 milliards de dollars en juillet 2021. Les paiements colossaux du gouvernement pour acheter les devises nécessaires à l’importation de biens essentiels ont coulé la roupie sri-lankaise. Cette crise des devises étrangères a été si grave qu’en 2020, dans le but d’économiser des devises étrangères, le gouvernement a interdit l’importation de véhicules, d’huiles comestibles et de curcuma, une épice essentielle dans la cuisine locale.
Le Sri Lanka est actuellement un importateur net de denrées alimentaires et d’autres produits de base. La dépréciation de la roupie a déclenché une hausse des prix des produits de première nécessité, causant de grandes difficultés aux gens ordinaires, notamment aux paysan·nes. Mais le gouvernement sri-lankais a nié ces faits. Dans une interview accordée à la BBC en septembre, le ministre d’État Ajith Nivard Cabraal a affirmé qu’il n’y avait pas de crise alimentaire à laquelle le Sri Lanka devait échapper. Selon lui, le gouvernement était convaincu que la transition vers la culture biologique se ferait sans heurts.
Mais la campagne du gouvernement sri-lankais en faveur de l’agriculture biologique ne semble pas terminée. Le 24 novembre, le président Rajapaksa et le ministre de l’agriculture ont tous deux souligné avec insistance qu’il n’y avait aucun changement dans la politique d’agriculture biologique du pays. Le président Rajapaksa a déclaré que le gouvernement se contenterait d’accorder des subventions à l’agriculture biologique et de distribuer des engrais biologiques. S’exprimant lors de l’événement sur l’agroécologie organisé par le Comité des Nations unies sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA), le dirigeant sri-lankais a déclaré que la décision de son gouvernement d’interdire les importations de produits agrochimiques a permis une transition nationale longtemps nécessaire vers une agriculture plus saine et plus écologique.
La tentative de passer à des pratiques agricoles sans produits chimiques peut constituer un pas dans la bonne direction pour faire face à de nombreux problèmes sociétaux, dont la crise climatique, d’une importance majeure pour le Sri Lanka.
Cependant, comme le souligne MONLAR, il faut se concentrer sur la promotion de l’agroécologie dans le sens où elle n’est pas seulement intensive en technologie ou en intrants biologiques, car cela ne fera que déplacer la dépendance des agriculteurs des intrants chimiques vers les intrants biologiques. Les politiques en matière d’agroécologie et d’agriculture bio devraient soutenir la conservation écologique, aider à lutter contre la perte de biodiversité et permettre aux gens de réaliser leurs aspirations économiques de manière plus durable. Mais l’agroécologie ne peut pas se faire du jour au lendemain, c’est aussi pourquoi il fallait agir maintenant.
Cette publication est également disponible en English : liste des langues séparées par une virgule, Español : dernière langue.