Un projet de réforme agraire antidémocratique menace l’accès des paysans à la terre en Ukraine
ECVC, l’URDN, Bankwatch et EcoAction demandent au gouvernement ukrainien d’abroger la loi et de veiller à ce que tout processus futur fasse l’objet d’un débat équitable, ouvert et démocratique, dans lequel les voix des petits agriculteurs et de la société civile seront prises en compte
20 mai 2020, Bruxelles
Le 31 mars, en pleine pandémie de coronavirus, le Parlement ukrainien a adopté une loi historique et potentiellement catastrophique sur la réforme agraire qui menace le droit à la terre des paysans dans l’un des pays européens les plus frappés par les difficultés. La loi lève l’interdiction historique de la vente de terres agricoles, facilitant ainsi la concentration et l’accaparement des terres, malgré une opposition considérable au niveau national[1]. Suite aux pressions du FMI et de la Banque mondiale, les autorités ukrainiennes ont décidé d’ouvrir le marché foncier, profitant de la vulnérabilité et de l’impuissance de la population dans le contexte de la crise du COVID-19. Les grandes entreprises et les pouvoirs oligarchiques préexistants sont les véritables bénéficiaires de cette décision, tandis que les droits des petits exploitants familiaux et des citoyens ordinaires sont annihilés. ECVC, le Réseau ukrainien de développement rural (URDN), Bankwatch et Eco Action dénoncent cette situation et appellent l’UE et les institutions des Nations unies à intervenir pour que justice soit faite.
Dans un contexte de vulnérabilité et de besoins criants, les autorités ukrainiennes, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI)[2] et financées par la Banque mondiale[3], ont tiré profit des mesures liées au COVID-19 pour faire avancer leur propre programme libéral et lever cette interdiction de longue date afin d’autoriser la vente de terres agricoles dans le pays. Pour un pays comme l’Ukraine – une jeune démocratie frappée par la guerre et la pauvreté, et dont les vulnérabilités internes sont innombrables – le risque de troubles économiques, sociaux et politiques liés au COVID-19 est particulièrement élevé[4]. Pour répondre à la crise de COVID-19, le gouvernement ukrainien a demandé un soutien financier au FMI. Ce dernier a posé comme condition préalable à cette aide la réouverture de la vente des terres agricoles. Par conséquent, fin mars, le Parlement ukrainien a tenu une session d’urgence pour adopter cette loi.
L’impact de cette décision est particulièrement important si l’on considère le pourcentage de la population ukrainienne qui est concerné. Selon des données de 2013[5], 14,54 millions de personnes, soit 31,9 % de la population, vivent dans les zones rurales et 23,1 % de la population travaille dans l’agriculture. Il y a quelques mois à peine, en décembre 2019, un paysan a été tué lors d’affrontements avec la police au cours de manifestations contre le projet de réforme agraire[6]. Dès lors, au moment même où les citoyens sont confinés chez eux et incapables de protester, les autorités ont profité de l’occasion pour imposer cette loi, malgré les manifestations publiques de masse contre ce projet de loi controversé.
Cependant, les controverses suscitées par cette loi ne s’arrêtent pas là. En analysant son contenu en profondeur, il apparaît clairement que le projet de loi nouvellement approuvé jouera en faveur des grandes industries et des pouvoirs déjà existants, facilitant la concentration et l’accaparement des terres et privant de nombreux petits paysans d’un accès équitable à la terre. Les droits de préemption supposés accordés aux utilisateurs actuels de la terre dans le cadre de ce projet de loi en sont un exemple. Ces droits de préemption sont, en théorie, conçus pour protéger les utilisateurs actuels de terres agricoles, en leur donnant la priorité d’achat. En réalité, les petits agriculteurs ne pourront probablement pas réunir les fonds nécessaires pour racheter ces terres, d’autant plus que les sessions parlementaires prévues pour planifier les régimes d’aide à cet effet ont déjà été annulées et/ou reportées. En outre, ces droits de préemption sont transférables à tout autre individu, ce qui laisse une porte d’entrée aux individus et entreprises les plus puissants pour acquérir ces droits de préemption, et ainsi acheter d’énormes quantités de terres agricoles, ce qui nuit gravement à la petite agriculture familiale et la fait disparaître progressivement.
Après l’adoption du projet de loi qui permet la vente des terres agricoles, les atteintes aux droits des paysans ukrainiens à la terre se poursuivent. La fraction pro-gouvernementale du Parlement ukrainien a initié l’examen d’un autre projet de loi, augmentant la charge fiscale pour les propriétaires et les utilisateurs de terres agricoles. S’il est adopté, le nouveau projet de loi touchera principalement les petits propriétaires fonciers et les exploitations familiales paysannes possédant de petites parcelles de terre. Cela obligera les petits exploitants à vendre leurs terres. Dans le même temps, le nouveau projet de loi permet aux grandes exploitations agricoles détenues par des sociétés et aux exploitations agricoles industrielles d’atténuer cette charge fiscale supplémentaire.
C’est dans ce contexte que nous dénonçons le caractère antidémocratique de la loi foncière qui vient d’être adoptée par le Parlement ukrainien, ainsi que le rôle déplorable que les diverses institutions financières ont joué dans ce processus. En réalité, ces acteurs vont à l’encontre des intérêts de la population pour leur propre bénéfice. Nous exigeons que le gouvernement ukrainien abroge cette loi et veille à ce que tout processus futur fasse l’objet d’un débat équitable, ouvert et démocratique, dans lequel les voix des petits agriculteurs et de la société civile seront consultées.
Par ailleurs, cette loi et le processus par lequel elle a été adoptée constituent une violation flagrante de la Déclaration des droits des paysans des Nations unies et de l’UNDROP, qui reconnaît le droit des paysans à la terre. Nous demandons donc aux organes compétents des Nations unies – tels que la FAO et le HCDH, ainsi qu’au rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation – de faciliter un dialogue et un débat équitables, dans le cadre de leur rôle de protection des droits humains de la population rurale. Nous réclamons également que soient mises en œuvre les Directives volontaires sur les régimes fonciers (VGGT).
De même, nous demandons à la délégation de l’Union européenne en Ukraine d’encourager le dialogue démocratique avec les petits exploitants dans le cadre de ce processus. Étant donné que le Service européen pour l’action extérieure considère l’Ukraine comme un « partenaire prioritaire de l’Union européenne (UE) » et qu’il « aide l’Ukraine à assurer un avenir stable, prospère et démocratique à ses citoyens »[7], il semble essentiel que la délégation agisse également sur ce point.
Il s’agit d’une question urgente et critique qui pourrait façonner le paysage des systèmes agricoles et alimentaires ukrainiens, et avoir un impact sur le paysage agricole au sens large, dans les pays d’Europe de l’Est et au-delà. Dans le contexte du COVID-19, qui continue d’exposer la vulnérabilité de notre système agricole et d’approvisionnement alimentaire actuel, nous devons prendre des mesures immédiates pour empêcher l’accaparement et la concentration des terres en Ukraine, afin d’éviter de placer davantage les intérêts industriels au-dessus du bien-être des citoyens, et ainsi ouvrir la voie à un avenir plus juste et plus durable.
Contact :
- Andoni García Arriola – Comité de Coordination d’ECVC : +34 636 451 569– ES, EUZ
- Ramona Duminicioiu – Comité de Coordination d’ECVC : +40 746 337 022 – FR, ES, EN, RO
- Olena Borodina – Directrice exécutive de l’URDN : +380 682 713 468 – UA, RU, EN