Migrations. Pacte de Marrakech. Le Maroc oscille entre « fermeté et humanisme »
Agnès CLERMONT. Publié dans Ouest France du 12/12/2018
Après deux vagues importantes de régularisation de sans-papiers venus pour la plupart d’Afrique subsaharienne, les exilés sont à nouveau refoulés du nord vers le sud du pays. Nasser Bourita, le ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale, qui préside la conférence du Pacte des migrations, interpelle fermement l’Union européenne. Reportage.
La vie de Baidy Fall a basculé en une poignée de minutes, le 2 septembre. Il était 20 h, le Sénégalais allait au marché, à Tanger, sa ville depuis sept ans. « Dans la rue, j’ai vu un Subsaharien aux prises avec deux types qui le bousculaient. J’ai voulu m’interposer. »
Les deux types étaient des policiers en plein contrôle d’identité. Baidy Fall a été embarqué avec le jeune migrant. « Je suis resté 48 h coincé à la préfecture, avec beaucoup d’autres exilés. On nous a mis dans un bus. Ceux qui avaient de l’argent avaient le droit de payer pour descendre. J’en avais, moi aussi. Mais j’ai rien dit. Je voulais comprendre où ils voulaient en venir. »
900 kilomètres au sud
Où ? À Tiznit, modeste localité du sud du Maroc, à presque 900 kilomètres de Tanger. « J’ai pu rentrer aussitôt grâce à ce que j’avais sur moi. Trois jours plus tard, je passais la soirée chez des amis, dans le quartier étudiant tangérois. Dans la nuit, la police a frappé. Il y avait sept mini-bus garés dans la rue. Ils nous ont encore attrapés, moi et plein d’autres. Y compris une Camerounaise et son bébé de 4 mois. » Destination ? Tiznit, encore.
« Cette fois, j’ai décidé de ne pas retourner à Tanger. La situation est trop intenable. Alors je me suis installé à Rabat, où un ami me loge pour l’instant. Mais j’ai dû quitter le poste que j’occupais depuis de longues années dans un cabinet fiduciaire. J’essaie de retrouver une dynamique de vie, ici. »
Sommet des peuples
Fataliste, cet homme longiligne affronte son sort avec philosophie mais sans résignation, les mains dans les poches de son complet bleu lavande. La migration, il connait, bien sûr. À présent, il subit en prime l’exil dans l’exil. Un comble.
C’est la raison de sa présence ici, à ce « Sommet des peuples » cosmopolite, réunit par la Via campesina et la coordination maghrébine des droits humains, à vingt kilomètres de Marrakech. Dans une grande bâtisse plantée au pied de l’Atlas, une soixantaine de militants remontés comme
des pendules contre un Pacte des migrations qu’ils jugent anti-migrants travaillent à la rédaction d’un texte alternatif. Dans quelques heures, le « Global compact » officiel sera pourtant approuvé par quelque 160 Etats membres des Nations unies.
Les voyages forcés vers le sud, Alpha Camara les connait par coeur. Ce jeune Guinéen est arrivé en 2015. Pile au moment des vagues de régularisation lancées par le Royaume. 50 000 migrants en ont bénéficié. Il en était, mais n’a pas oublié ses frères d’exil. La preuve, il est le secrétaire général de l’association Lumières sur l’émigration, mais aussi de la plate-forme des associations et communautés subsahariennes au Maroc (P.Ascoms), organisations qui bataillent pour venir en aide aux sans-papiers venus d’Afrique.
Il s’éclipse un instant des négo du Sommet des peuples pour faire le point : « Jusqu’à cet été tout allait plutôt bien. Les autorités marocaines faisaient preuve d’ouverture pour intégrer les migrants. Mais en juillet, changement brutal. D’un coup, d’un seul, à Nador, Tanger, Tétouan, les forces de l’ordre les attrapaient pour les refouler à 800 kilomètres au sud. »
Espagne dans le viseur
Une conséquence de l’assaut mené sur la barrière frontalière de Ceuta, le 26 juillet ? 800 migrants avaient jeté de la chaux vive sur les policiers espagnols, pour passer. Cette année, l’Espagne est la nouvelle destination migratoire. Selon les chiffres du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), 2018 a vu un peu plus de 54 000 exilés arriver sur les côtes espagnoles, contre 22 000 en 2017.
Alpha Camara va régulièrement à la rencontre des garçons échoués loin de tout, pour les aider comme il peut. « Ils sont en général débarqués à Tiznit, devant la gare routière, ou à dix bornes de là. Ils restent quelques jours dans un campement. Puis ils vont jusqu’à Agadir, où ils mendient pour réunir de quoi re-tenter un passage en Espagne. »
Question à Nasser Bourita, ministre marocain des Affaires étrangères, qui préside par ailleurs la conférence du Pacte des migrations de Marrakech : pourquoi cette politique migratoire agressive ? « Les 50 000 Subsahariens régularisés ont été intégrés à la société marocaine. Car l’un des piliers de notre action c’est la solidarité. Nous ne voulions pas laisser dans la clandestinité ces gens qui ne pouvaient plus passer au nord. » Pour autant, déclare-t-il, pas question de laisser prospérer les réseaux de passeurs, qui se sont beaucoup développés. « C’est notre deuxième pilier, la responsabilité. La fermeté. Mais attention : nous faisons cela pour la sécurité des Marocains. Nous ne serons pas le gendarme de l’Europe ! »