Les excédents de lait européens pourraient noyer les petits producteurs indiens
L’Inde est autosuffisante en lait et protège assez bien son marché intérieur. Mais pour combien de temps ?
Car les petits producteurs indiens sont menacés par nos excédents. Ce que Kannaiyan Subramaniam, porte-parole de la Coordination des mouvements paysans de l’Inde du Sud, est venu expliquer en Europe en janvier (1). L’Inde est devenue le champion des pays émergents, avec un taux de croissance qui devrait dépasser celui de la Chine en 2016 et une population qui s’accroît de 15 millions d’habitants par an. C’est donc un nouveau marché à conquérir pour l’Europe, notamment pour le lait.
Les négociations d’un accord de libre-échange sont engagées entre l’Inde et l’UE depuis 2007, mais de nouvelles pressions européennes s’exercent actuellement. François Hollande a demandé un souplissement pour l’importation de nos produits laitiers lors de sa récente visite en Inde, en janvier. Cela pourrait se traduire par un affrontement direct entre deux mondes laitiers que tout oppose. L’Inde est un très grand pays laitier. Avec une croissance de 5 millions de tonnes par an, sa production devrait dépasser celle de l’Union européenne d’ici quelques années.
D’après les experts de la Commission, cette croissance couvrira largement l’accroissement de la population pour la prochaine décennie. Ce sont 80 millions de petits troupeaux qui produisent ce lait et font vivre autant de familles. C’est le paradoxe indien: ces micro-troupeaux de 1 à 2 vaches ou bufflonnes produisant 1500 kg de lait par an, repartis sur l’ensemble du pays, arrivent à produire bien plus de lait que le voisin chinois qui a misé sur de très grands troupeaux.
La consommation moyenne par habitant est de 110 litres de lait en Inde, contre 30 en Chine. Ce modèle laitier indien qui fait vivre directement près d’un demi-milliard de personnes – paysans, colporteurs, collecteurs et transformateurs – et semble bien répondre à une demande urbaine croissante devrait être considéré comme un garant de la stabilité sociale d’un pays encore très rural. Un modèle à suivre pour d’autres pays d’Asie ou d’Afrique où les petits paysans restent prédominants.
C’est un modèle très économe, sans mécanisation et avec peu de terres car valorisant bien les coproduits des cultures comme la paille de riz ou les déchets de légumes. C’est aussi une formidable organisation collective pour acheminer le lait vers les villes. Dans chaque village, il y a un tank collectif où les paysannes et paysans vont apporter les quelques litres non consommés par la famille. Ce lait est pesé, analysé pour la teneur en matière grasse, donne droit à un reçu pour un règlement hebdomadaire. Ce système mis en place il y a près de 40 ans a largement contribué à la formidable croissance de la production laitière de l’Inde.
Mais le modèle est menacé car le pays est aussi un énorme marché à conquérir pour l’industrie agroalimentaire et la grande distribution européennes. Celles-ci veulent convaincre les dirigeants indiens et les classes moyennes que les petits troupeaux ne pourront jamais respecter les standards d’hygiène et de sécurité alimentaire occidentaux.
Les laiteries sont déjà dans la place: Bongrain, depuis 15 ans, et Lactalis qui vient de racheter le groupe laitier indien Tirumala afin de développer sa gamme de produits frais, réorganiser la collecte et la chaîne du froid. Les Européens ne sont pas seuls: Fonterra, le géant néo-zélandais du lait, veut développer de très gros cheptels et les investisseurs privés indiens se lancent dans cette course aux gros troupeaux « modernes », avec la bénédiction des pouvoirs publics.
Un troupeau de 1000 vaches Holstein va produire autant que 4000 à 5000 familles paysannes dont le lait est la première source de protéines pour l’alimentation et les quelques litres vendus par jour souvent la seule source d’argent frais. Les grandes fermes vont donc éliminer les petites.Au moment ou Phil Hogan, le commissaire européen à l’Agriculture, cherche de nouveaux marchés pour nos surplus de lait qu’il a lui-même encouragé, voilà ce que Kannayian Subramaniam est venu dire aux paysan.ne.s et aux politiques européens à Bruxelles, mais aussi à Berlin, Vienne et Londres en janvier 2016. Mais la Commission persévère dans sa logique de conquête de nouveaux marchés à tout prix.
Cependant, le conseil des ministres de l’agriculture du 14 mars a entrouvert la porte pour un début de régulation de la production laitière européenne. Un premier pas dans la bonne direction.
André Pflimlin
NB: André Pfimlin a travaillé à l’Institut de l’élevage de 1970 à 2009. Il a écrit en 2010 un livre référence : « Europe laitière – Valoriser tous les territoires pour construire l’avenir ».
(1) Le débat de cette rencontre du 14 janvier 2016 à Bruxelles a été animé par Geneviève Savigny, de la Coordination européenne Via campesina (ECVC), avec la participation des deux éleveurs belges, Yvon Deknudt, de la Fugea, et Henri Lecloux, du Map, la Fugea et le Map étant eux-mêmes membres d’ECVC.
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