Les agriculteur·trices indien·nes protestent à nouveau. La garantie légale du prix minimum de soutien est la principale revendication
La capitale de l’Inde, New Delhi, est une fois de plus à la limite.
Des milliers d’agriculteur·trice·s de l’État voisin du Pendjab marchent vers la métropole, réclamant l’assurance légale d’un prix minimum de soutien pour leurs récoltes. À quelques mois des élections nationales, la coalition au pouvoir craint qu’une mobilisation de grande ampleur, comme celle de 2020, ne lui cause des problèmes. Les agriculteur·trice·s sont convaincu·e·s que les gouvernements ne tiennent compte de leurs demandes qu’en période électorale. La marche se poursuit donc.
Le 13 février, à la frontière de Shambu, entre l’Haryana et le Pendjab, les agriculteur·trice·s en marche ont été accueillis par des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Plus près de la capitale nationale, les médias décrivent les principales artères fortifiées par des clôtures en fer, des anneaux métalliques et des clous sur le sol. Les agriculteur·trice·s comparent la région à une zone de guerre et s’interrogent sur de telles tactiques dans une nation fière de ses valeurs démocratiques. Les travailleur·euse·s locaux qui empruntent cette route pour se rendre de leur lieu de travail à leur domicile parcourent désormais plusieurs kilomètres par jour, la circulation automobile étant interrompue.
Les dirigeants du Samyukt Kisan Morcha (SKM), qui a été le fer de lance des manifestations historiques de 2020, ont précisé qu’ils n’organisaient pas la marche actuelle. Celle-ci est organisée par des groupes qui faisaient autrefois partie des mobilisations de 2020, mais qui se sont depuis détachés pour fonctionner indépendamment de la coalition plus large du SKM. Néanmoins, le SKM a défendu le droit de chacun à manifester et a réitéré son appel à une journée de grève nationale des agriculteur·trice·s et des syndicats le 16 février, en particulier dans les zones rurales. Les syndicats qui ont appelé à cette grève nationale ont demandé des pensions pour les agriculteur·trice·s, un prix minimum de soutien pour les cultures, la mise en œuvre de l’ancien régime de retraite et le retrait de l’amendement des lois sur le travail.
Sous la surface de ces détails et de ces subtilités se cache l’état désastreux de l’agriculture indienne actuelle.
Entre 1991 et 2011, près de 15 millions d’agriculteur·trice·s ont abandonné l’agriculture pour chercher d’autres moyens de subsistance. Bien que l’on ne dispose pas de données pour la dernière décennie, la plupart des villes indiennes ont connu un afflux important de travailleur·euse·s, ce qui témoigne de la détresse des zones rurales. L’un des principaux facteurs rendant l’agriculture non viable pour de nombreux petit·e·s producteur·trice·s indien·ne·s est la faiblesse des revenus qu’il·elle·s perçoivent.
Dans une interview accordée à Thirdpole en 2022, Devinder Sharma, analyste de l’alimentation et du commerce, a élucidé cette question en citant une étude de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement qui a révélé la stagnation des prix à la production des produits agricoles entre 1985 et 2005, corrigés de l’inflation. Une autre étude réalisée par l’Organisation de coopération et de développement économiques et le Conseil indien pour la recherche sur les relations économiques internationales a estimé que les agriculteur·trice·s indien·ne·s avaient perdu 600 milliards de dollars entre 2000 et 2016. M. Sharma a souligné la dure réalité : en 2016, les revenus agricoles annuels par habitant dans 17 États, soit la moitié du pays, s’élevaient à moins de 270 USD, soit moins de 23 USD par mois.
Nalla Gounder, un agriculteur du Tamil Nadu, pose une question poignante : « Au cours de la dernière décennie, le prix de vente de la noix de coco a diminué de moitié tandis que le coût de la main-d’œuvre agricole a doublé. Comment voulez-vous que les agriculteur·trice·s survivent ? »
La fréquence croissante des catastrophes climatiques, notamment les tempêtes de grêle, les pluies intempestives, les sécheresses prolongées et la diminution des sources d’eau, rend encore plus difficile l’obtention d’une bonne récolte. Au cours des 30 dernières années, le coût des intrants a régulièrement augmenté, alors que les prix de vente n’ont pas suivi. En conséquence, la moitié des ménages agricoles ruraux se retrouvent endettés, le suicide devenant tragiquement un moyen désespéré de s’en sortir.
Les agriculteur·trice·s ne savent plus où donner de la tête. S’accrochant à leurs dernières forces pour survivre, ils croient fermement qu’un prix minimum de soutien garanti par la loi empêcherait au moins que leur production soit vendue à des prix inférieurs.
Toutefois, l’adoption d’une telle loi est plus facile à dire qu’à faire. L’adhésion de l’Inde à l’Organisation mondiale du commerce a exposé ses programmes de sécurité alimentaire et d’approvisionnement public à des attaques répétées de la part des pays orientés vers l’exportation, en particulier les États-Unis, qui les qualifient de « distorsions commerciales ». Ces pays considèrent tout soutien national offert aux agriculteur·trice·s indien·ne·s comme une entrave à l’accès au marché. Même les mécanismes de sauvegarde spéciale proposés pour permettre aux gouvernements nationaux de contrôler l’afflux d’importations bon marché ont été des points litigieux lors des négociations agricoles à l’OMC. Pour les pays en développement comme l’Inde, le soutien interne qu’ils apportent aux agriculteur·trice·s – y compris le prix minimum de soutien – est crucial pour le maintien des économies rurales.
Pris dans ce bourbier, les agriculteurs sont les premiers à souffrir de la situation.
Le prix minimum de soutien proposé par le gouvernement indien ne couvre que 23 cultures, et les agriculteur·trice·s affirment depuis longtemps que ces prix couvrent à peine les coûts de production. Ils plaident en faveur d’une méthodologie redéfinie pour déterminer le coût de la culture en incluant les loyers et les intérêts pour les terres possédées et les actifs fixes. Ils demandent que le prix minimum de soutien soit au moins 50 % plus élevé que le coût révisé des intrants. Un rapport de 2006, souvent appelé « rapport de la commission Swaminathan » en Inde, recommandait que le prix minimum de soutien soit supérieur d’au moins 50 % au coût de production moyen pondéré. Cette recommandation n’a toutefois pas été suivie d’effet.
À Bangalore, lors de la commémoration du 88e anniversaire du légendaire leader paysan Prof. M D Nanjudaswamy au Karnataka, Rakesh Tikat de l’Union Bhartiya Kisan, une figure importante de l’agitation de 2020, a souligné l’importance de mettre en œuvre les recommandations faites par M S Swaminathan, plutôt que de simplement l’honorer à titre posthume.
« C’est une bonne chose que le gouvernement ait honoré M S Swaminathan de la plus haute distinction civile à titre posthume. Mais ce qui est plus important pour les agriculteur·trice·s, c’est que les gouvernements mettent en œuvre les recommandations de M S Swaminathan et en fassent une garantie juridique. »
1 tracteur, 1 village, 15 personnes, 10 jours – la formule qui a soutenu un mouvement paysan pendant 13 mois en Inde
En 2020, le gouvernement indien a introduit trois lois agricoles controversées qui, selon les agriculteurs, visaient à corporatiser le système agricole sans s’attaquer aux causes profondes de la détresse. Les protestations véhémentes menées par les agriculteur·trice·s pendant 13 mois ont contraint le gouvernement indien à retirer ces lois.
Tikait a décrit leur stratégie pendant les manifestations : “Il n’a pas été facile de protester pendant 13 mois, car cela s’étendait sur plusieurs saisons. Nous avons donc suivi une formule selon laquelle chaque village envoyait un tracteur transportant 15 personnes jusqu’à la frontière de Delhi et, au bout de 10 jours, ces personnes revenaient tandis qu’un autre groupe du village les remplaçait. Il s’agissait d’une démonstration de force et de solidarité de la part des agriculteur·trice·s indien·ne·s, qui s’inscrivait dans une réalité liée à la baisse des revenus et à l’augmentation des dépenses
En retirant les lois en 2021, le gouvernement indien s’est également engagé à aborder la question du prix minimum de soutien, mais aucun progrès n’a été réalisé depuis.
S’adressant à TRT World lors de la commémoration du 13 février, Chukki Nanjudaswamy, de l’association des agriculteur·trice·s de l’État de Karnataka, a regretté le manque d’action du gouvernement concernant la détresse rurale et l’absence de législation garantissant le prix minimum de soutien. « Nous avons été victimes d’un système néolibéral et de catastrophes climatiques. Aucun gouvernement ne se penche sur la question. Ils auraient dû au moins organiser une discussion sérieuse au Parlement. Plus de 25 % de notre population a quitté les zones rurales au cours de la dernière décennie. »
Devinder Sharma, également présent lors de la cérémonie à Bangalore, a souligné le caractère mondial de la crise des paysan·ne·s, citant les manifestations en cours en Europe pour réclamer des prix équitables pour les produits et un plus grand soutien de l’État à la transition agroécologique. Il a mis en garde contre les dangers de la mondialisation, faisant écho aux précédentes mises en garde du professeur M.D. Nanjundaswamy concernant ses implications pour les agriculteur·trice·s.
« De l’Europe à l’Inde, les petits producteur·trice·s de denrées alimentaires descendent dans la rue pour protester contre les tentatives visant à rendre l’agriculture non viable pour eux·elles. Alors que la tendance mondiale s’oriente vers l’agriculture industrielle et l’agrotechnologie, avec l’émergence d’usines agroalimentaires à grande échelle, le modèle agricole traditionnel est confronté à des menaces existentielles », a-t-il déclaré. M. Sharma a également cité des exemples de protéines fabriquées en laboratoire qui remplacent les protéines réelles, comme l’approbation récente de la viande cultivée en laboratoire aux États-Unis. Il a averti que cette tendance poussait l’agriculture vers un avenir dystopique où les agriculteur·trice·s seraient marginalisé·e·s, faisant écho aux préoccupations exprimées par le professeur M.D. Nanjundaswamy il y a plusieurs dizaines d’années.
« La situation critique des agriculteur·trice·s indien·ne·s est un microcosme d’une crise mondiale qui touche les petit·e·s agriculteur·trice·s du monde entier. En 2020, les agriculteur·rice·s indien·ne·s ont fait preuve de résilience en manifestant pendant 13 mois. Nous pouvons recommencer, et nos villages observent attentivement ce qui se passe. Le gouvernement peut apporter une solution en un rien de temps s’il le souhaite sincèrement. Il suffit d’adopter une loi qui garantisse le PMS », rappelle Yudhvir Singh, de la Bhartiya Kisan Union, qui a également assisté à l’anniversaire de la naissance du professeur M.D. Nanjudaswamy.
« Le professeur MDN avait cette étrange capacité à relier les luttes mondiales, car il reconnaissait les réalités partagées par les paysan·ne·s du monde entier. Il a été l’un des fondateurs du mouvement paysan mondial La Via Campesina il y a trente ans, un excellent organisateur qui a rassemblé de nombreux mouvements paysans. Aujourd’hui, nous devons nous souvenir de son héritage alors que nous assistons une fois de plus à la mobilisation mondiale des petit·e·s producteur·trice·s du monde entier pour obtenir de meilleurs prix. » Le professeur Ravivarma Kumar, ancien procureur général du Karnataka et actuel membre du Comité international de coordination de La Via Campesina, s’est souvenu du légendaire leader paysan.
Le syndicat des agriculteurs de l’État de Karnataka, qui a organisé la manifestation de Bangalore, a également publié une résolution appelant le gouvernement indien à protéger ses stocks alimentaires publics et ses programmes d’approvisionnement, ainsi que les aides nationales aux intrants agricoles lors de la 13e réunion ministérielle de l’OMC qui se tiendra à Abou Dhabi à la fin du mois. « L’Inde devrait résister à la pression de ces pays développés, car cela pourrait compromettre la sécurité alimentaire d’autres pays en développement, y compris l’Inde elle-même. Pour garantir la souveraineté des agriculteur·trice·s, telle qu’elle est défendue par le KRRS depuis les années 1990, nous demandons que l’agriculture reste en dehors des négociations de l’OMC », peut-on lire dans la résolution.
L’association des agriculteur·trice·s de l’État a également condamné l’attaque israélienne contre Gaza. « Nous demandons à notre gouvernement d’intervenir et de soutenir l’appel mondial en faveur de la paix à Gaza, d’exiger la fin immédiate de cette guerre et de demander à Israël de retirer immédiatement ses troupes afin de sauver les cinq millions de Palestinien·ne·s de Gaza et de Cisjordanie de la famine, de la mort et du meurtre. »
La résolution demande également l’interdiction stricte de l’expérimentation et des essais en plein champ de toutes les cultures transgéniques, y compris la moutarde transgénique tolérante aux herbicides. « L’introduction de moutarde tolérante aux herbicides dans les champs des agriculteurs sous le couvert de la technologie hybride est trompeuse, en particulier lorsque des hybrides non génétiquement modifiés sont facilement disponibles. Le gouvernement du Karnataka peut créer un précédent fort pour les autres États en interdisant la moutarde transgénique et toutes les autres cultures génétiquement modifiées dans l’État et en demandant instamment au gouvernement central de révoquer son approbation antérieure ».
Image de couverture : Photo d’archives des manifestations de 2021