La réforme agraire, un sujet interdit
La “réforme agraire” doit être replacée au centre de la politique, mais désormais accompagnée de l’adjectif “populaire”.
29 avril 2022,
Certains mots semblent avoir disparu de la grammaire politique ces dernières années. L’un d’entre eux est certainement “latifundio” (latifundium en portugais). Au Brésil, ce mot a une signification historique. Après tout, c’est la concentration des terres combinée au travail des esclaves et à la monoculture pour l’exportation qui a défini le sens de cette nation pendant cinq siècles. Cependant, ici, grâce au caractère progressif du statut de la terre, il a acquis une autre connotation, ne signifiant pas seulement une grande propriété, mais une propriété qui ne remplit pas sa fonction sociale et qui doit donc être expropriée pour l’installation de paysan·nes sans terre.
Aujourd’hui, le mot “latifundio” s’est caché derrière un autre mot, “agrobusiness”, généralement associé à des termes étrangers pour faire croire à la modernité, “Agro is pop, agro is tech”. Rien n’est plus faux. Ce que nous appelons l’agrobusiness est réellement moderne car il remplace la propriété des terres par les anciens colonels et les agriculteurs par la propriété des grandes multinationales et surtout des agents financiers tels que les banques et les fonds d’investissement. Mais dans le fond, l’agrobusiness reste un grand domaine, une grande parcelle de terre qui non seulement ne remplit pas sa fonction sociale, mais est soutenue par d’importantes ressources publiques, la surexploitation du travail, l’utilisation intensive de poisons qui contaminent les biomes et organise sa production pour l’exportation, tout comme le mode de plantation de la période coloniale.
Le dernier recensement agricole brésilien, en 2017, démontre que la concentration foncière reste intense : 1% des propriétaires fonciers contrôlent près de 50% de la zone rurale. Au cours des onze années séparant les recensements, 2006 et 2017, des terres correspondant à 17,6 millions de terrains de football ont été incorporées à l’agriculture, en grande partie grâce à la déforestation et à l’avancement de la monoculture céréalière dans le Cerrado et l’Amazonie. Parmi ceux-ci, 17 millions ont été incorporés par des exploitations de plus de 1 000 hectares.
Parmi les nombreux mécanismes publics visant à perpétuer la concentration des terres figure, par exemple, le crédit rural. La plupart des fonds du plan de développement agricole du gouvernement fédéral proviennent des dépôts que la population maintient dans les banques et que la Banque centrale demande aux institutions financières de destiner au crédit rural. Comme les intérêts payés par l’agro-industrie sont inférieurs aux taux d’intérêt du marché, le Trésor national “égalise” la différence pour les banques, allouant 11 milliards de R$ par an de ressources publiques pour cette compensation. Un autre milliard de R$ est destiné par le Trésor à subventionner l’assurance rurale. Et d’autre part, l’exportation de produits de base par l’agrobusiness est exonérée d’impôts grâce à la loi Kandir, instituée sous Fernando Henrique Cardoso.
Comme le démontre une recherche de l’Institut Tricontinental de Recherche Sociale, en partenariat avec le Centre d’Etudes de la Coopération (Necoop) de l’Université Fédérale de la Frontière Sud (UFFS), le crédit est même un outil pour contraindre l’agriculture familiale à la monoculture. Selon l’étude, la production de bétail et de soja a reçu 59,9 % des ressources du Programme national de renforcement de l’agriculture familiale (PRONAF) en 2020, tandis que la production de riz et de haricots n’a reçu que 2,53 % des ressources du financement général du PRONAF.
Ce modèle a sauvé un autre mot qui avait disparu de notre quotidien : la faim. Alors que le Brésil a enregistré une récolte record de plus de 272 millions de tonnes de céréales en 2021, le pays est revenu, après huit ans, sur la carte de la faim des Nations unies, englobant 28 millions de personnes affamées.
Il y a plus de cinq décennies, le médecin et géographe de Pernambuco Josué de Castro est devenu une référence internationale et le premier président de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en exposant le fait que les origines de la faim étaient sociales et économiques. Pour le scientifique, la faim était traitée par les gouvernements comme un “tabou” ou un “sujet interdit”. Et parmi les mécanismes proposés pour vaincre la faim figurait l’adoption d’une réforme agraire.
Si l’expression “réforme agraire” a disparu des programmes gouvernementaux et des politiques publiques, c’est en grande partie dû à l’illusion que le boom des matières premières de la dernière décennie serait capable de soutenir les politiques sans rompre avec le capital financier sur tout le continent. La pandémie et, avant elle, les conséquences des crises économiques et climatiques ont démontré non seulement le caractère excluant de l’agrobusiness quant à son incapacité à produire des aliments sains pour l’ensemble de la population. Au contraire, la pandémie est devenue une justification pour accentuer la spéculation autour des prix et des stocks, gonflant le prix des aliments et aggravant l’insécurité alimentaire.
La “réforme agraire” doit être remise au centre de la politique, mais désormais accompagnée de l’adjectif ” populaire “. Car son objectif est de nourrir l’ensemble de la population et de faire d’une alimentation saine un droit dans la pratique. L’agrobusiness est le vestige de l’échec des politiques néolibérales qui ont privatisé les biens communs, comme les aliments, pour les livrer à la logique du marché. La réforme agraire populaire, telle que préfigurée par Josué de Castro, est une alternative à la crise de la destruction environnementale et de la faim installée. Mais pour l’accomplir, il est nécessaire d’éteindre le “latifundio”, pas seulement le mot, mais matériellement, en démocratisant l’accès à la terre pour tous les paysan·nes.
Par Miguel Enrique Stedile
**Édition : Fernanda Alcântara
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