La Déclaration sur les droits des paysan·nes à l’ONU enrichit le système des droits humains

L’accord sur et l’adoption de la Déclaration sur les Droits des Paysans et des Autres Personnes Travaillant dans les Zones Rurales est un événement historique pour le système international des droits de l’Homme lui-même, autant que pour toutes les communautés paysannes du monde. Cette adoption est le fruit d’une lutte de plus de 17 ans menée par La Via Campesina qui, avec ses alliés, a réussi à mettre en débat, au sein de l’Organisation des Nations Unies (ONU), le rôle et la situation des paysans.

À la fin des années 90, en pleine offensive néo-libérale, le capital financier a étendu ses “tentacules” sur les campagnes. La marchandisation et la financiarisation de l’agriculture ont entraîné l’expulsion de communautés rurales dépossédées de leurs biens ainsi que l’augmentation de la violence et la persécution à leur encontre et de celle du travail forcé. Elles ont également conduit à la privatisation des semences, la déstructuration des marchés locaux, la dégradation et la contamination des espaces naturels, aggravant les situations d’insuffisance alimentaire et poussant à la migration.

Cette offensive néo-libérale a accéléré la mécanique de la Révolution Verte et démultiplié sa puissance d’accaparement et de destruction, grâce à l’association des technologies transgéniques et de l’utilisation massive des produits agrochimiques. Son seul objectif : des profits substantiels pour les sociétés transnationales, au prix de graves conséquences pour l’humanité.

Dans les campagnes, cette offensive s’est traduite par toujours plus de concentration et de privatisation des terres, par une augmentation du travail forcé ou précaire, par la contamination liée à l’utilisation des produits agrochimiques, par la destruction de millions d’hectares de jungles et de forêts primaires. Au fur et à mesure, les actes de résistance se se sont multipliés dans les campagnes, avec pour réponse la persécution et la criminalisation des paysannes et des paysans. L’agro-industrie exploite cette violence exercée dans les campagnes dont témoignent les assassinats et les emprisonnements de paysans et de paysannes, de même qu’elle bénéficie de la réorientation des fonds publics à son avantage, là où les paysan-ne-s n’ont plus accès aux crédits et aux marchés.

La propagande néo-libérale insuflle l’idée d’une “fin de l’histoire”, partie intégrante d’une tentative de dépolitisation de la société. Sur le plan agraire, c’est la théorie de la “fin de la paysannerie”, selon laquelle la disparition des familles paysannes est inéluctable et que seule l’agro-industrie est capable de nourrir l’humanité.

Sur le plan de la gouvernance internationale, le lobby néo-libéral a encouragé l’établissement de nouvelles institutions, de traités et d’accords qui, ensemble, constituent un échafaudage de jurisprudence basé sur la seule liberté du capital financier et sur des mécanismes permettant aux entreprises de se protéger des luttes et des résistances des populations, en lieu et place d’institutions, traités et accords s’appuyant sur les droits humains et les principes démocratiques. Citons l’exemple de l’UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales) qui se charge de légitimer l’appropriation des connaissances génétiques.

Partout, les organisations paysannes sont entrées en résistance. C’est dans ce contexte que La Via Campesina a été créée, pour lutter pour l’accès à la terre et contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et les politiques de libre-échange qui ont ouvert un boulevard aux entreprises sur tous les continents.

Au fur et à mesure que l’agriculture industrielle progresse, les crises alimentaires et climatique s’aggravent. Face à cette situation, La Via Campesina travaille à coordonner les luttes autant qu’elle propose et prépare un avenir d’espérance. Non seulement, ce n’est pas la fin de la paysannerie, mais la paysannerie fait partie intégrante des solutions aux crises provoquées par la poursuite de l’accumulation du capital. C’est ainsi qu’a été initié le débat sur la souveraineté alimentaire et lancée la campagne mondiale pour la Réforme Agraire. En 1996, ces questions ont fait irruption au sein même du Comité de la Sécurité Alimentaire de l’ONU, défendant que le développement et le renforcement d’une agriculture paysanne, locale et la démocratisation de l’accès à la terre sont des conditions de la résolution de la crise alimentaire.

Ainsi, la discussion sur les droits des paysans a toujours été étroitement liée aux propositions relatives aux politiques agraires, considérées comme nécessaires pour répondre à la crise alimentaire.

En 2001, un Congrès international sur les droits des paysans s’est tenu en Indonésie, organisé par l’Union paysanne d’Indonésie (SPI), au cours duquel ont été posées les bases nécessaires à la proposition d’une Déclaration des droits des paysan-ne-s à l’ONU.

La déclaration finale de la IVème Conférence Internationale de La Via Campesina, qui s’est tenue en 2003 à Sao Paulo au Brésil, précise : “Nous avons pris un nouvel engagement pour la lutte pour les droits humains et les droits des paysans. Nous élaborerons, avec l’appui des organisations paysannes, une Charte Internationale des Droits des Paysan-ne-s.” Entre 2004 et 2006, en colloration avec le CETIM et FIAN, des cas particulièrement significatifs de violation des droits des paysans, issus de tous les continents, ont été documentés et vérifiés.

Un travail intense au sein du Conseil des droits de l’Homme

En juin 2008, à Jakarta, la Conférence Internationale des Droits Paysans s’est tenue en présence de plusieurs centaines de représentants des organisations membres de La Via Campesina, venus du monde entier, et de plus de 1000 membres de la SPI. En octobre de la même année, la Vème Conférence Internationale de La Via Campesina au Mozambique a approuvé la Charte pour les droits des paysans et des paysannes. S’appuyant sur les milliers de luttes locales et sur les cas documentés de violation à l’encontre des communautés rurales, la démarche a pu être initiée auprès des Nations Unies.

Cette Charte, qui, plus tard, sera le document de base de la Déclaration, est le fruit immédiat des expériences et des luttes paysannes du monde entier. C’est pourquoi, nous pouvons affirmer que cette Déclaration est la traduction de cette réalité vécue et marque sa reconnaissance au sein des Nations Unies.

En 2012, après un travail intense, le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies a décidé de la création d’un groupe de travail intergouvernemental mandaté pour proposer un texte de déclaration des droits des paysans. Ce groupe a été présidé par la Bolivie avec l’appui de l’Afrique du Sud et des Philippines pour sa coordination. Dès lors, un groupe d’experts a réalisé une étude sur la situation des paysans et proposé un texte inspiré de la Charte de La Via Campesina mais reprenant le langage et les standards onusiens.

La Bolivie a été la garante d’un processus transparent et participatif au sein du Conseil. En 6 ans, 5 projets ont sucessivement été modifiés après chaque session du Conseil, tenant compte des contributions des Etats et de la société civile représentée par les organisations de paysans, de pêcheurs artisanaux, de pasteurs, de travailleurs agricoles, des peuples autochtones et des organisations de défense des droits humains, qui se sont tous fortement mobilisés et ont participé activement à faire des propositions.

En 2013 et 2014, le débat a été porté auprès de la Commission Interaméricaine des droits de l’Homme, où la CLOC-LVC, conjointement avec FIAN et CELS, a présenté des rapports établissant le lien entre les violations des droits des paysans dans la région et l’activité des entreprises transnationales.

Le 28 septembre 2018, le Conseil des droits de l’Homme a adopté la Déclaration avec une majorité confortable, et a marqué sans aucun doute une avancée des droits humains en général dans une perspective pluriculturelle et humaniste. Dans son rapport officiel présentant le texte final adopté, la Haut-Commissaire adjointe des Nations Unies pour les droits humains, Kate Gilmore, a souligné l’urgence de finaliser le projet de Déclaration “afin de répondre aux attentes des milliards de personnes qui vivent dans les zones rurales et qui produisent une proportion élevée de notre alimentation.” Le rapport met également en avant le soutien de la FAO à la Déclaration, considérant qu’elle contribuera à l’objectif d’un monde sans faim et à la réalisation de l’Agenda 2030 pour le développement durable, en renforçant la capacité des paysans à faire face et à surmonter les défis auxquels ils sont confrontés quotidiennement.

Ce processus a entraîné de nombreux débats au sein des Nations Unies, d’abord sur la reconnaissance de la paysannerie en tant que classe mondiale et significative, souffrant d’une violation systématique de ses droits, et, ensuite, sur la primauté des droits humains ou des intérêts des entreprises transnationales dans les législations. Sur ce sujet, le Conseil des droits de l’Homme a été ferme : les droits humains doivent prévaloir, et cette Déclaration est un instrument fondamental pour l’élaboration des normes et des politiques qui garantiront les droits des paysans et des paysannes. De même, cette Déclaration inscrit désormais la notion de droits collectifs comme partie intégrante de la vision d’un monde pluriculturel défendue par les Nations Unies.

La CELAC, de même que le GRULAC (groupe de pays d’Amérique Latine à l’ONU), ont apporté leur soutien, rejoints par le G77, ouvrant la voie au soutien des pays d’Asie et d’Afrique. Comme on pouvait s’y attendre, les pays les plus subordonnés aux intérêts des entreprises transnationales et de caractère impérialiste et colonialiste s’y sont opposés dès le début : ainsi, les Etats-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni, Israël, le Japon et une bonne partie des pays membres de l’Union Européenne ont marqué une opposition permanente.

Malgré tout, en décembre 2018, et par une large majorité, l’Assemblée Générale des Nations Unies a approuvé et adopté la Déclaration sur les droits des paysan-ne-s et des autres personnes travaillant dans les zones rurales.

Le Brésil et l’Argentine avaient soutenu l’ensemble du processus, mais avec l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro et de Macri, ces pays se sont abstenus. A l’inverse, le Mexique, qui s’était jusqu’alors opposé à la Déclaration a voté oui, à la faveur de l’élection de son nouveau président, Andres Manel López Obrador.

L’adoption de cette Déclaration met un terme à l’idée néo-libérale de la “fin de la paysannerie” et lance un appel pressant aux Etats, non seulement pour qu’ils reconnaissent l’identité paysanne et le rôle de la paysannerie, mais pour qu’ils travaillent activement à mettre fin aux violations des droits des paysans, dans un contexte de grave violence à l’égard des populations rurales du monde entier, avec des situations extrêmes comme celle que connaît la Colombie, où, en 2018, 105 leaders paysans et 44 leaders autochtones ont été assassinés ou comme celle du Brésil où, en 2017, 71 paysans ont été assassinés dans des conflits fonciers et environnementaux.

Selon le groupe ETC, l’agriculture paysanne n’occupe que ¼ des terres agricoles, mais nourrit plus de 75 % de la population mondiale alors que l’agriculture industrielle, subordonnée au capital financier, occupe les ¾ des terres agricoles pour nourrir seulement 25 % de la population.

Garantir la vie et le mode de production paysan est stratégique pour l’atteinte des Objectifs du Développement Durable (ODD) fixés par l’ONU. L’adoption de la Déclaration coïncide avec le lancement de la Décennie de l’Agriculture Familiale, confortant l’importance de ce sujet.

Les droits des paysan-ne-s et les obligations des Etats

La Déclaration, dans son Préambule et ses 28 articles, énonce les droits des paysan-ne-s et les obligations des Etats ; ce texte est un support fondamental pour la programmation et la rénovation des politiques agraires à tous les échelons.

Quelques éléments que nous pouvons souligner :

L’article 15 indique que : “Les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales ont le droit de définir leurs systèmes alimentaires et agricoles, droit reconnu par de nombreux États et régions comme le droit à la souveraineté alimentaire.” Ainsi, l’ONU reconnaît et revendique la proposition politique que La Via Campesina a introduite en 1996 dans les débats du Comité de la Sécurité Alimentaire de l’ONU sur la manière d’affronter la crise alimentaire qui touche plus d’un milliard de personnes dans le monde.

L’article 16 établit que : “Les États prendront des mesures appropriées pour renforcer et soutenir les marchés locaux, nationaux et régionaux d’une manière qui facilite et assure l’accès et la participation pleine et équitable des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales à ces marchés pour y vendre leurs produits à des prix leur assurant, ainsi qu’à leur famille, un niveau de vie suffisant.” Cet article souligne l’importance de l’intervention étatique pour garantir des prix justes et des revenus décents. En Argentine, le différentiel de prix entre ce qui est payé au paysan et ce que paie le consommateur est de l’ordre de 500 à 1600%, situation que seule une politique publique interventioniste pour la défense des producteurs et des consommateurs est à même de résoudre.

L’article 17 stipule que : “Les paysans et les autres personnes vivant dans les zones rurales ont droit à la terre, individuellement et/ou collectivement, […], ce qui comprend le droit d’accéder à la terre et aux plans d’eau, zones maritimes côtières, zones de pêche, pâturages et forêts qui s’y trouvent, et de les utiliser et de les gérer d’une manière durable, pour s’assurer un niveau de vie suffisant, avoir un endroit où vivre en sécurité, dans la paix et la dignité, et développer leurs cultures.” et recommande que les Etats prennent “des mesures appropriées pour procéder à des réformes agraires afin de faciliter un accès large et équitable à la terre […] et pour limiter la concentration et le contrôle excessifs de la terre eu égard à sa fonction sociale”.

Cet article est vital dans le contexte actuel de concentration et d’accaparemment des terres. En Amérique Latine, 1% des propriétaires possèdent plus de la moitié des terres agricoles ; c’est la répartition des terres la plus inégale au monde : l’indice de Gini – qui mesure les inégalités, un indice de 0 indiquant une situation d’égalité parfaite, un indice de 1 des inégalités extrêmes – appliqué à la distribution des terres atteint dans cette région du monde 0,79, bien supérieur aux indices de l’Europe (0,57), de l’Afrique (0,56) et de l’Asie (0,55).

En Argentine, selon Oxfam, 83 % des Unités de production agricole possèdent seulement 13,3 % du total des terres productives. Selon une autre étude, l’agriculture familiaire concerne les 2/3 des producteurs, qui n’ont accès qu’à 13,5 % de la superficie totale des terres agricoles. En 2014, le gouvernement argentin a réalisé un échantillonage des cas de conflit sur des terres paysannes : le résultat a révélé l’existence de 852 cas de conflit portant sur 9 millions d’hectares.

La concentration de la terre est un obstacle structurel au développement d’une nation et à la pleine jouissance de leurs droits par les paysans et les paysannes.

Dans son article 19, la Déclaration soutient que : “Les paysans […] sont titulaires du droit aux semences, […] Le droit à la protection des savoirs traditionnels relatifs aux ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ; […] Le droit de participer à la prise de décisions sur les questions touchant la préservation et l’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture” Face aux avancées permanentes des transnationales en termes d’appropriation du matériel génétique et aux fortes pressions qu’elles exercent pour l’adoption de lois sur les semences en leur faveur, cet article prend une importance particulière.

Un autre sujet préoccupant à l’heure actuelle est celui des agro-toxiques. L’utilisation massive de produits agrochimiques provoque la mort par intoxication de plus de 200 000 personnes par an à travers le monde, selon le rapport de la Rapporteure Spéciale pour le droit à l’alimentation. Pour l’Organisation panaméricaine de Santé, dans les 12 pays d’Amérique Latine et des Caraïbes, l’empoisonnement dû aux produits agrochimiques est à l’origine de 15 % des maladies enregistrées.

En Argentine, la SENASA rapporte que 63 % des contrôles réalisés sur les fruits, légumes et fleurs des marchés, entre 2011 et 2013, ont établi la présence de résidus de produits chimiques. Ces données montrent les atteintes aux droits à la santé, à l’environnement et à une alimentation saine, énoncés dans la Déclaration.

L’adoption de la Déclaration enrichit le corpus des droits humains, replaçant le débat démocratique des Etats au-dessus du lobby et des intérêts du capital, actualisant ce corpus dans une perspective pluriculturelle et respectant le point de vue des milliards de personnes qui considèrent que les droits collectifs comme fondamentaux pour la pleine jouissance des droits individuels.

Nouveaux défis

Nous engageons maintenant une nouvelle étape, pour laquelle nous espérons que la Déclaration sera un outil de nos luttes paysannes. C’est pourquoi, nous devons travailler à son appropriation par les organisations paysannes, en lien avec le monde académique, les syndicats, les législateurs et les fonctionnaires, pour que ces droits puissent être également adoptés aux échelons locaux, provinciaux et nationaux, pour qu’ils soient un instrument du dialogue entre les organisations et les Etats dans le but de traduire ces droits dans les législations nationales et des politiques agricoles adéquates. La Déclaration sera également un point d’appui important dans les procédures judiciaires relatives aux conflits agraires.

En donnant corps à cette Déclaration aux quatre coins du monde, nous pourrons avancer dans des processus de portée plus importante. Nous pourrons ouvrir la voie à des nouveaux mécanismes de promotion et de suivi au sein des Nations Unies, comme, par exemple, la possibilité de construire une Convention Internationale des droits des paysans et des paysannes.

Dans le contexte actuel de crise globale du capitalisme, alors que l’impérialisme nord-américain ne se résout pas à perdre des parts de marché et prétend intensifier ses liens coloniaux avec l’Amérique Latine, les droits des paysan-ne-s ne seront effectifs que si nous parvenons à coordonner nos luttes sur le temps long. La Déclaration que nous avons conquise aux Nations Unies est aussi un instrument de notre travail de terrain, de notre mobilisation et de l’organisation des paysans et des paysannes à travers le monde. Elle sert de ciment à l’unité et de cadre à la formation politique de nos leaders ruraux.

Rendre effectifs les droits des paysans suppose des réformes agraires partout dans le monde, qui protègent l’agriculture paysanne et agro-écologique, condition d’une souveraineté alimentaire essentielle à la justice et la paix mondiales. C’est pourquoi, nous devons affirmer que cette Déclaration, au fort contenu humaniste, est une avancée vers une gouvernance mondiale et pour les peuples du monde. Loin d’une “fin de la paysannerie”, nous pouvons affirmer que les paysannes et les paysans sont les acteurs de luttes pour la justice sociale partout dans le monde et sont les acteurs indiscutables des solutions aux crises alimentaire et migratoire qui, elles-mêmes, exacerbent le développement du capital financier et des entreprises agro-alimentaires.

– Diego Montón, Collectif International pour le droit des paysan-ne-s, La Via Campesina.