Construire une révolution paysanne en Afrique
Le débat récent autour de la loi nationale sur la biotechnologie et la biosécurité en Ouganda et les organismes génétiquement modifiés (OGM) a mis en lumière d’autres questions liées à l’accès à l’alimentation dans le pays. Bien que la loi ait été présentée au Parlement en début d’année, les paysans et les petits agriculteurs ougandais ont encore des raisons de craindre que le contrôle de leur terre et des ressources du pays leur échappe rapidement d’avantage, et ce surtout s’ils ne sont pas bien organisés.
La promotion forcenée des OGM et le contrôle croissant de l’agriculture par les sociétés multinationales n’est pas l’apanage de l’Ouganda, il est fréquent partout en Afrique. Le brevetage des semences, l’accaparement des terres et le dumping des prix des produits alimentaires de base sont monnaie courante depuis quelques décennies, ce qui a donné corps à un système économique transnational qui favorise le profit au détriment des populations rurales et de leur droit à un niveau de vie minimum.
De l’Amérique latine au Sud-est asiatique, les paysans ont subi des vagues de déplacements et assisté à l’empoisonnement de leurs cultures. Mais les petits paysans et les organisations de base dont ils font partie, ne partagent pas seulement une situation critique : ils font partie d’une lutte organisée.
La Via Campesina, le mouvement international en faveur des petits paysans, réunit plus de 200 millions de membres dans 79 pays et regroupe ceux s’opposent à ce que la production d’aliments dans le monde soit réduite à un grand business. Ce mouvement agraire international porte les voix des petits paysans jusque dans les espaces internationaux où ils sont de plus en plus reconnus (FAO, Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies, par exemple). Lors de la VIème Conférence Internationale de La Via Campesina qui s’est tenue en juin, à Jakarta, le mouvement a montré ce qu’il a accompli en 20 ans d’existence et a affirmé son engagement à développer sa mission en Afrique.
Ni le mouvement des paysans ougandais, ni la Fédération Nationale des paysans ougandais (Uganda National Farmer’s Federation), ne sont pas membres de La Via Campesina. Un nombre croissant de voix considère pourtant que cette plateforme mondiale serait en mesure d’apporter beaucoup pour la lutte nationale en Ouganda. Comme Margaret Najjingo, professeure du département agricole de l’université de Makerere, pour qui : « les OGM ayant acquis de l’importance ici, c’est une bonne idée de parler en tant que bloc unifié ». « Il nous faudra identifier les alliés avec lesquels nous puissions travailler par delà les frontières ».
En Afrique, la question est urgente. Avec l’introduction de politiques agricoles néolibérales et d’une production orientée à l’exportation, les prix des produits se sont effondrés. Les paysans sont devenus incapables de survivre sur leurs terres et doivent faire face aux prix élevés des biens alimentaires, à la famine, à l’accaparement des terres et aux OGM. L’introduction des semences hybrides a été féroce et a obligé les paysans et les paysannes à acheter des semences qui étaient auparavant transmises de génération en génération. De plus, les semences hybrides imposent l’achat de produits chimiques et d’engrais, ce qui vide les poches des paysans et met la santé des familles rurales en péril. Pour aggraver la situation, les terres agricoles sont de plus en plus utilisées pour des cultures commerciales et non alimentaires.
Tous ces facteurs ont pour résultat de plus grands profits sur les marchés mondiaux et des impacts dévastateurs sur les pays du sud, ce qui contribue à la crise alimentaire. De telles politiques placent les paysans et les paysannes africains à la merci des fluctuations des marchés internationaux alors qu’ils ont besoin de politiques qui encouragent leur capacité de produire une alimentation de qualité et de la vendre à des prix justes et stables. Les gouvernements et les représentants des grandes sociétés considèrent souvent les paysans comme des obstacles au développement international et non comme des acteurs clef pour l’alimentation et le refroidissement de la planète.
A plus de 3.000 kilomètres de Kampala, l’histoire du « Zimbabwe Small Holder Organic Forum » (ZIMSOFF) est un exemple de l’union des paysans aux niveaux local, national et international.
Lorsqu’Elizabeth Mpofu a participé au Sommet Mondial sur le développement durable en Afrique du Sud, elle a réalisé ce qui freinait les paysans de son pays, le Zimbabwe. Les participants au Sommet articulaient leurs préoccupations en tant que mouvement uni. Ils parvenaient d’avantage à faire passer leur message que les paysans avec lesquels elle travaillait au Zimbabwe qui n’étaient pas aussi bien organisés et étaient souvent isolés dans la transmission de leurs préoccupations. Elle a donc souhaité créer un forum au sein duquel les paysans pourraient travailler et élaborer des stratégies ensemble. “Nous en avions assez d’être représentés par des ONG et des syndicats de paysans qui ne donnaient aucune chance aux paysans de s’exprimer et de décider de leur avenir. Des étrangers délibéraient pour nous et nous disaient ensuite ce que nous devions faire ». Elisabeth Mpofu, elle-même paysanne précise : « Nous avons décidé que ça suffisait et qu’il fallait construire une plateforme pour agir en tant que paysans et paysannes ».
En 2002, Elisabeth Mpofu et quelques 30.000 paysans ont formé le ZIMSOFF. “Nous l’avons créé car, à l’époque, nous observions que les systèmes de production commerciaux avaient recours de façon systématique aux produits chimiques. Nous avons analysé le sol qui était plein d’engrais qui empêchaient nos terres de produire à leur plein potentiel. Pendant la réforme agraire du Zimbabwe, lorsqu’on nous a attribué des parcelles de terre, nous avons décidé de retrouver des formes de production traditionnelles ». “Lorsque nos ancêtres cultivaient, l’environnement était préservé, grâce aux pratiques biologiques ».
L’Afrique est en grande partie un continent de paysans et de paysannes. Dans la majorité des pays africains, la plupart des habitants vit dans les communautés rurales où l’agriculture représente la majeure partie du PIB. Ces paysans sont la colonne vertébrale des mouvements de paysans africains qui ne sont pas seulement composés de petites et moyennes exploitations agricoles, mais aussi de communautés de pêcheurs et de bergers. La plupart des mouvements de paysans africains sont des syndicats composés de petites organisations locales de paysans qui se réunissent aux niveaux national et régional sous l’ombrelle, par exemple, du « Eastern and Southern Africa Small Holder Farmers Forum » (l’ESAFF, qui réunit des groupes venus de 13 pays). L’une de leurs principales exigences est que plus de respect soit donné aux communautés paysannes dont le principal objectif est de produire leur propre alimentation.
Par ailleurs, les entreprises de production agricole industrielle, qu’il s’agisse de compagnies high-tech qui produisent des semences hybrides chères ou des semences OGM dangereuses, ou des industries multinationales de transformation, ont pour objectif de faire des bénéfices en exportant des cultures commerciales plutôt que d’alimenter les populations locales. La Via Campesina affirme que ces politiques sont responsables de la famine de 1,2 milliards de personnes dans le monde malgré l’abondance des cultures produites. Ces politiques économiques affectent non seulement les communautés rurales, mais aussi les communautés urbaines appauvries, où les personnes ont plus de difficultés à s’organiser et à défendre leurs droits.
Beaucoup de mouvements de paysans et d’organisations de base défendent aujourd’hui la souveraineté alimentaire : le droit pour les paysans de produire, des aliments sains et culturellement appropriés, sans avoir à dépendre des compagnies transnationales (ni même des organisations caritatives) pour remplir leurs assiettes.
La Via Campesina est le premier mouvement à avoir défini la « souveraineté alimentaire » en 1996, pour marquer la différence avec le terme « sécurité alimentaire » qui ne tient compte que de la disponibilité des aliments et de l’accès à ces derniers. La Via Campesina est de plus en plus présente en Afrique, avec des organisations-membre qui s’étendent de l’Afrique du Sud à Madagascar en passant par le Sénégal, et de nombreux autres pays. Chacun des membres admet que les grandes multinationales mettent en danger l’agriculture paysanne et augmentent le nombre de personnes sans terre.
Depuis l’adhésion de la ZIMSOFF à La Via Campesina, Elisabeth Mpofu remarque que le fait d’avoir le soutien d’un mouvement social global l’a aidée, elle et d’autres paysans, grâce à des formations, des échanges avec d’autres organisations de paysans et des ateliers. Aujourd’hui, un plus grand honneur s’offre à elle : à Jakarta, La Via Campesina a annoncé que son Secrétariat International passera de l’Indonésie au Zimbabwe. Dans son nouveau rôle de secrétaire générale de la Via Campesina, elle sera la première femme à la tête de ce qui est probablement le plus grand mouvement politique du monde.
“Le fait que la Via Campesina s’installe au Zimbabwe est une excellente nouvelle pour les paysans africains ! », s’exclame Elisabeth Mpofu en souriant. « Les compagnies d’OGM et de la révolution verte se tournent vers l’Afrique car leurs modèles ont échoué ailleurs dans le monde. Elles investissent des milliards de dollars et imposent leurs technologies en se servant de nos gouvernements et de nos hommes politiques. C’est une espèce de recolonisation de notre continent par les multinationales et nous n’allons pas l’accepter ».
Cosma Bulu, une femme leader de « Mtandao wa Vikundi vya Wakulima » (MVIWATA), membre tanzanien de La Via Campesina, affirme que son organisation réunit déjà 100.000 membres et se développe rapidement. Le slogan qu’ils affichent avec fierté est : « le défenseur du paysan est le paysan lui-même ! ». Vingt-deux paysans ont constitué l’organisation en 1993 (l’année de la fondation de la Via Campesina) afin de créer un forum d’échange de paysan à paysan. MVIWATA défend les intérêts socio-économiques de ses membres et les forme aux meilleures pratiques écologiques.
“Nous sommes contre les engrais chimiques et éduquons contre les OGM qui provoquent des problèmes de santé et dont les effets secondaires sont évidents », ajoute Cosma Bulu. “Nous préférons une agriculture naturelle et encourageons l’usage d’engrais naturels tels que le fumier et les herbes ».
Margaret Mangheni a souligné que les mouvements ougandais ont besoin d’une voix internationale, et que la Via Campesina offre cette opportunité sur la scène internationale. Selon elle, “ce mouvement est quelque chose de nouveau et il faut qu’ensemble, en tant qu’alliés, nous identifions les problèmes qui affectent les paysans ougandais ».
A mesure que La Via Campesina prend de l’importance au niveau mondial, les mouvements de paysans ougandais sont de candidats de poids pour mettre en place des alliances stratégiques en Afrique. Ils doivent faire savoir au monde que le grand continent et ses ressources ne sont pas à vendre.
Shifa Mwesigye et Salena Tramel