Brésil : Peuple en résistance – la question agraire
Rencontres avec les paysans sans terre.
Du 17 au 28 juillet dernier, j’ai pris part avec une équipe de deux ONG du Luxembourg – ASTM1 et SHR2 – à une mission au Brésil qui nous a permis de rencontrer, entre Récife et Bahia, une dizaine d’organisations membres du Movimento das Comunidades Populares (MCP).
J’ai voulu saisir l’occasion de ce séjour au Brésil pour mieux connaître aussi la réalité sociale rurale par des contacts avec le Mouvement des Sans-Terre (MST).
Joao-Pedro Stedile, dirigeant historique du MST, nous a fait organiser un programme de toute une journée au Pernambuco. Clebsom et Rosangela du MST de cet Etat nous ont accompagnés d’abord à Récife au siège de l’INCRA, – l’Instituto Nacional de Colonizaçâo e Reforma Agraria-, et à y rencontrer des paysans sans terre, en train d’occuper l’extérieur du bâtiment. Nous avons ensuite visité l’asentamiento Chico Mendez, selon le nom du héros et leader syndical qui s’est battu pour la préservation de la forêt amazonienne et la défense des personnes qui en vivent et qui a été assassiné en 1988 sur ordre d’un riche propriétaire terrien.
Le Mouvement des Sans Terre au Brésil
Au Brésil, une des organisations sociales les plus puissantes est le Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre (MST). Fondé en 1984, il est également l’un des mouvements d’opposition au libéralisme économique les plus organisés du monde. Il préconise un modèle de développement axé sur la production vivrière, l’exploitation familiale et le respect de la biodiversité rejetant celui qui favorise les grandes industries agro-alimentaires, la monoculture et une agriculture tournée vers l’exportation. Ayant comme objectif d’obtenir pour les millions de paysans sans terre du Brésil un accès à la terre, - sur base du droit à la terre garanti par la Constitution - ce mouvement s’est fait connaître par des occupations de terre parfois spectaculaires. Il facilite également à ses membres l’accès aux machines, aux semences, au crédit et aux connaissances techniques. L’occupation de terres et l’attitude combative de ce mouvement a entraîné une opposition farouche de la part des grands propriétaires terriens. Ces derniers ont eu recours à des intimidations, des persécutions, des assassinats des travailleurs et de leurs dirigeants y compris en louant les services d’hommes armés et de la police de l’Etat. L’action sociale du MST est moins connue. Le mouvement est parvenu à installer près de 600 000 familles, soit plus de 2 millions de personnes dans quelque 5 000 villages agricoles (« asentamientos ») et 750 campements (« acampamientos ») créés lors de l’occupation des terres. Le MST compte 18 000 militants et gère 2500 écoles.
Ensuite Rosangela nous a conduits à Caruaru – à une-deux heures de route – où nous visitons le centre de formation Paulo Freire du MST. Cette école a été construite sur un ancien acampamiento. A la fin de cette journée, Jaime Amorim, directeur du MST de l’Etat, nous accueille chaleureusement au siège du MST à Curuaru. Il se montre très reconnaissant pour la coopération avec l’ASTM qui a duré de 1994 à 2012, soit près d’une vingtaine d’années et qui a contribué avant tout à développer les activités de formation du MST.
Trois jours plus tard, dans le cadre du programme des MCP, nous visitons la communauté d’Itambé à Igarassu à l’extérieur de Récife. Nous y rencontrons Ronaldo, un jeune, qui fait partie de cette Communauté et du syndicat des travailleurs ruraux. Au programme de la journée figure d’abord la visite d’un asentamiento qu’appuie cette communauté. Il est composé de 230 familles chacune disposant de 7 ha. La famille qui nous accueille se consacre au jardinage, à la culture de plantes médicinales et à l’agriculture biologique.
C’est sous la pluie que nous découvrons plus loin l’acampamiento Jeremias’, établi sur une parcelle de terre occupé par des paysans sans terre. Nous y sommes reçus par des hommes et des femmes qui nous attendent, debout, sous des tentes très précaires. Nous apprenons que cet acampamiento existe depuis 18 mois et qu’il est formé par 37 familles. La plupart ont été occupés auparavant comme coupeurs de canne dans une usine de canne-à-sucre qui a fait faillite. 3000 travailleurs ont ainsi été licenciés. Il nous raconte à quel point ils étaient exploités et méprisés par le patron de cette usine. Certains dimanches, alors qu’ils étaient en train d’aller à la messe, il les obligeait à retourner à leurs champs; ceux qui portaient plainte devant la justice s’exposaient à la violence du propriétaire tout comme d’éventuels témoins. Le syndicat des travailleurs ruraux a fait la demande pour engager la procédure d’expropriation à Brasilia. Le salaire d’un coupeur de canne-à-sucre est de 690 RS par mois, soit quelque 240 euros. Le travail d’un tel coupeur n’est normalement que de six mois. Le MCP appuie le développement de cet acampamiento et y a détaché un de ses membres.
Nous avons terminé notre séjour au Brésil par un passage à Sao Paulo durant lequel nous avons été accueillis au siège du MST. Deux jours plus tard, nous avons pu visiter l’Ecole Nationale Florestan Fernandes, qui se trouve à quelque 70 km à l’extérieur de la ville. Cette école, un très grand complexe, a été ouverte en 2005. Elle sert à la formation de militants du MST, mais aussi à ceux d’autres mouvements sociaux du Brésil et des autres pays de l’Amérique Latine. Y sont donné notamment des cours d’histoire, de sociologie, de droits de l’homme, de marxisme et d’agroécologie. Le prestige de cette école attire nombre de professeurs de l’Université de Sao Paulo.
Défi continu de la réforme agraire
Ces journées passées avec les paysans sans terre à l’extérieur de Récife et avec le MST m’a fait prendre conscience de la dimension de l’injuste répartition de la terre au Brésil. Nous avons voyagé durant des heures ne voyant des deux côtés de la rue qu’une monoculture, de vastes champs de canne-à-sucre, une des principales production du Pernambuco. Dans cet Etat qui s’étend sur une surface de 98 000km2, soit plus de trois fois celle de la Belgique, vingt-sept familles contrôlent, hier comme aujourd’hui, 25 millions d’hectares de terres. En même temps, une masse de travailleurs et de sans terre comptent parmi les plus pauvres du Brésil, n’ont quasiment rien, gagnent, s’ils ont un emploi dans le champs de canne-à-sucre, des salaires de misère et mènent une vie en dessous du minimum vital. Il s’agit-là d’une injustice structurelle que les élites au pouvoir au Brésil n’ont jamais eu la volonté politique de redresser.
La structure latifundiaire du Brésil actuel est l’héritage direct de la vice-royauté lusitanienne et du régime esclavagiste qui y a prévalu durant trois cent cinquante ans. Au Brésil, 2% des propriétaires possèdent 43% des terres arables.
Jadis, l’industrie de la canne-à-sucre a employé beaucoup d’ouvriers agricoles, mais, depuis une dizaine d’années, les grandes compagnies leur préfèrent les machines à récolter la canne. Et comme chaque machine peut remplacer 150 coupeurs de canne, ce processus a entraîné un nouvel afflux important de populations pauvres vers les grandes villes. La chute des cours internationaux du sucre, entraînant bon nombre de faillites parmi les entreprises sucrières les moins rentables, a encore renforcé cette migration.
Au Brésil, on dénombre 4,8 millions de travailleurs ruraux ‘sans terre’. Entre 2000 et 2007, près de 583 000 familles ont occupé des terres au Brésil, au nombre desquelles 373 000 étaient directement liées au MST.
Le gouvernement de Lula a certes réalisé certains progrès sociaux comme ceux de la Bolsa Familial, sorte de système de sécurité sociale pour les plus démunis. Mais, contrairement aux attentes et aux promesses faites, il n’a pas fait avancer la réforme agraire. Il a autorisé le défrichage de vastes programmes de défrichage de l’Amazonie qui ont permis le développement de l’élevage et de la culture notamment de soja.
Le Brésil, un pays émergent…et fragile
Le Brésil est un pays émergent. Il a la septième économie la plus puissante au niveau mondial. Il commence à exploiter de solides réserves pétrolières off-shore. Il organise, cette année, le Championnat Mondial du Football et les Jeux Olympiques en 2016. Il fait partie d’un groupe de pays émergents appelé BRICS (Brésil, Russie, Inde Chine, Afrique du Sud). Il développe sa coopération avec l’Afrique.
Soudain, au mois de juin dernier, les Brésiliens descendent dans la rue par dizaines de milliers, d’abord pour protester contre l’augmentation des tarifs de transport public, puis pour formuler une série de revendications allant d’une amélioration du système de santé, de la politique d’éducation à la lutte contre la corruption alors que des milliards sont gaspillés pour la construction de stades.
Pour Frei Betto, écrivain, conseiller des mouvements sociaux et frère dominicain, le niveau de concentration de la richesse y compris par la financiarisation actuelle, reste pratiquement inchangé. 5 000 familles détiennent 45 % de la rente et de la richesse nationale. Ce qui fait que nous sommes un des pays les plus inégaux au monde. Et donc également un des plus injustes ce qui rend notre démocratie extrêmement fragile et la réduit pratiquement à une farce. …C’est l’agro-négoce exportateur à coups de dollars au dépens de l’agro-écologie, de l’économie familiale et solidaire qui produit 60 % de ce que nous mangeons.
L’agrobusiness, nouveau géant
Le latifundium archaïque, hérité de l’époque coloniale, coexiste avec l’exploitation agricole (et d’élevage) moderne, dotée de capitaux considérables et d’une mécanisation efficace. Nombre de ces très grandes propriétés sont gérées par des sociétés transcontinentales privées, souvent d’origine américaine, japonaise ou européenne. Il s’agit de la seule agriculture véritablement ‘capitaliste’ au monde étant donné l’importance des fonds et des capitaux étrangers investis dans la création de ces immenses usines de production agricole de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares. Tirant parti de la révolution technologique des pays du Nord et payant aux ouvriers des salaires de l’ordre de un dollar par jour, il s’agit, de l’agriculture la plus productive au monde.
Les grandes firmes nationales et transnationales cherchent à étendre le modèle agro-exportateur. Désormais, les conflits opposent les mouvements paysans moins aux latifundios qu’aux transnationales qui ont développé leur emprise sur les terres des latifundios – longtemps maintenues improductives -, en y déployant la logique de la productivité, basée sur la monoculture à grande échelle et destinées de plus en plus à la culture du soja et de la canne à sucre. L’agrobusiness compte 300 000 exploitations de plus de 200 hectares et 15 000 propriétaires terriens qui possèdent des exploitations dépassant les 2 500 hectares, détenant ensemble quelque 98 millions d’hectares. Les fermes géantes brésiliennes du coton ont entre 6 000 et 7 000 hectares en moyenne. Vingt entreprises, – dont les 2/3 sont des transnationales -, contrôlent l’ensemble du commerce brésilien, celui des intrants comme celui des marchandises.
S’appuyant sur un marché intérieur de 185 millions de consommateurs, le Brésil s’est affirmé comme la troisième puissance agricole mondiale après les Etats-Unis et l’UE. Il est le premier producteur au niveau mondial pour des produits comme le café vert, la canne à sucre et les oranges, le deuxième pour la viande de bœuf et le soja, et le troisième pour la viande de poulet et le maïs. Il est le premier exportateur mondial de soja (37% du total) et de sucre (18 %). Le Brésil est le producteur le plus important et le plus efficace d’agro-carburants au monde, grâce à sa production à faible coût de canne à sucre. A l’OMC, le Brésil mène une politique offensive pour s’ouvrir de nouveaux marchés agricoles au point de s’opposer même à des mécanismes de protection que réclament une majorité de pays en développement y compris l’Inde.
Conclusions
De ce qui précède, plusieurs conclusions sont à tirer : Etant donné l’emprise toujours croissante du grand capital et des marchés financiers, au Brésil comme ailleurs, une coopération la plus étroite possible entre différents mouvements sociaux brésiliens s’impose. Entre le MCP et le MST. Et entre mouvements brésiliens et européens.
Une autre conclusion est que la solidarité nécessaire avec les paysans sans terre demande que la question de l’accès à la terre et de la réforme agraire doit rester à l’agenda au niveau mondial des mouvements sociaux. Le problème se pose dans nombre d’autres pays de l’Amérique Latine, comme au Paraguay,-voir l’article de Maurice Lemoine dans le Monde Diplomatique de janvier-, au Guatemala, en Afrique Australe, aux Philippines et dans les pays du subcontinent indien et notamment en Inde – voir notamment le Bp 3w no 278 d’octobre dernier. Il conviendrait de ne pas l’oublier en cette ‘Année Internationale de l’Agriculture Familiale’.
Jean Feyder, membre de l’ASTM. article paru dans Brennpunkt 3W.
Sources : – Jean Feyder, La Faim Tue, L’Harmattan, 2011, pp 233-240, 282-283
et Caros amigos, 23.12.2013
1 Action Solidarité Tiers Monde
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