Brésil : les classes dominantes ont abandonné le pacte d’alliance passé avec Lula et Dilma.
Entretien de Brasil de Fato avec João Pedro Stedile, membre du Mouvement des travailleurs ruraux sans terres (MST)
(Juillet 2015) Brasil de Fato (BdF) : Quel regard portez-vous sur la scène politique brésilienne actuelle ?
João Pedro Stedile (JPS) : Le Brésil se trouve dans une période historique très difficile et complexe. Les débats que nous avons menés au sein de nos assemblées de mouvements populaires nous ont conduit à observer que nous traversions trois crises majeures. La première est une crise économique. L’économie du pays est paralysée, elle connaît un manque de croissance dans le secteur de l’industrie, des signes de chômage et une baisse des revenus des travailleurs.
La seconde est une crise sociale. Nous constatons une aggravation des problèmes, surtout dans les grandes villes : manque de logements, de transports publics, augmentation de la violence contre la jeunesse dans les périphéries, accès fermé à l’université pour des millions de jeunes. Ainsi, les huit millions d’étudiants inscrits à l’ENEM (examen national de l’enseignement secondaire, pré-requis obligatoire pour rentrer dans les universités publiques brésiliennes) se sont retrouvés cette année en compétition pour obtenir l’une des 1,6 millions de places disponibles dans l’enseignement supérieur. Ceux qui ne vont pas à l’université, où vont-ils ?
La troisième est une grave crise politique et institutionnelle. La population ne reconnaît ni la légitimité, ni le leadership des responsables politiques élus. Cela est dû au système électoral qui permet aux entreprises de financer leurs candidats. Pour bien comprendre, il faut savoir que la dizaine d’entreprises les plus importantes du pays ont élu 70% du parlement. En d’autres termes, la démocratie représentative a été séquestrée par le capital. Ceci a entraîné ainsi une hypocrisie des élus et une distorsion politique insurmontable.
Ces phénomènes se révèlent au grand jour dans les décisions adoptées par le parlement et les idées défendues par les élus. Elles n’ont rien en commun avec celles des électeurs. Ces élus soumis aux intérêts des entreprises ont, par exemple, bloqué un projet de loi garantissant 30% de représentation féminine au sein du parlement tandis que la société brésilienne est composée de 51% de femmes. Nous resterons donc avec un taux dans l’assemblée d’à peine 9% !
BdF : Comment évaluez-vous les propositions qui dominent le débat public quant à la résolution de tous ces problèmes ?
JPS : Les classes dominantes, celles qui possèdent le pouvoir économique dans notre société, sont assez intelligentes. Ce n’est pas pour rien qu’elles gouvernent depuis 500 ans. Percevant la gravité de la crise, elles ont abandonné le pacte d’alliances de classe passé avec les travailleurs consacrant le programme « néo-développementaliste », incarné par l’élection de Lula et de Dilma Rousseff.
Le « néo-dévelopementalisme » s’est épuisé comme programme de gouvernement. Les secteurs de la bourgeoisie qui bénéficiaient et faisaient partie de ce programme parient désormais sur un autre projet : l’Etat minimum. Ils démantèlent ainsi progressivement l’Etat en annonçant la diminution du nombre de ministères et de son intervention dans l’économie, ainsi que le « détricotage » du droit du travail. L’objectif est ici de réduire le coût de la main d’œuvre, de retrouver des taux de profit hauts et de devenir plus compétitifs sur le marché mondial.
L’autre élément de ce programme est le réalignement de l’économie et de la politique extérieure du Brésil sur les Etats-Unis. C’est pourquoi nos élites critiquent les politiques des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), du Marché commun du Sud (Mercosur) et qu’elles défendent ouvertement le retour de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA, Alca en espagnol).
Ce programme de la classe dominante pour sortir de la crise n’est autre que le retour au néolibéralisme. Afin d’atteindre ces objectifs, la classe dominante active ses opérateurs politiques qui détiennent une hégémonie complète au Congrès national, au sein du pouvoir judiciaire et dans les médias. Ces trois pouvoirs agissent de manière permanente et articulée pour que ce programme soit appliqué. La Rede Globo (principal groupe médiatique brésilien) est le parti idéologique qui organise l’unité entre ces trois espaces.
BdF : Le gouvernement a pris diverses initiatives économiques, des mesures provisoires et des mesures d’ajustement fiscal ? Comment les mouvements sociaux perçoivent ces mesures ?
JPS : Pour nous, le gouvernement de Dilma n’a pas compris la nature de la crise, ni ce qui se passe dans la société brésilienne. Il n’a pas non plus mesuré le conflit idéologique qui s’est déroulé au second tour des élections, une terrible lutte de classes. Le gouvernement s’est trompé en mettant en place un ministère des finances très dépendant des partis conservateurs, partis qui votent contre lui au parlement. Cela devient schizophrène. C’est peut être le pire ministère que nous ayons connu depuis la nouvelle République. Son locataire voudrait réduire la compréhension de la crise à un seul problème de déficit budgétaire.
Le déficit budgétaire est une conséquence de la crise et cela ne suffit pas de prendre des mesures palliatives. Comme l’explique l’économiste Luiz Gonzaga Belluzzo « le moteur de l’économie s’essouffle et le gouvernement est préoccupé par la tôle et la peinture ». Pour aussi incroyable que cela puisse paraître, toutes les mesures prises par le gouvernement n’ont non seulement pas résolu la crise mais l’ont aggravée car elles restent à la surface des problèmes sans en attaquer les causes. Pire, beaucoup des mesures, en particulier celles de nature économique, vont dans la direction de la bourgeoisie en retirant des droits aux travailleurs. Augmenter les taux d’intérêts correspond aux attentes du secteur capitaliste hégémonique : gagner de l’argent grâce à l’affairisme et la spéculation.
Si le gouvernement ne change pas de direction, ne modifie pas sa politique économique et ne prend pas d’initiatives pour introduire au sein de la société un débat sur une réforme politique profonde, sa côte de popularité continuera à baisser et il demeurera incapable de sortir de la crise.
BdF : Dans cette conjoncture complexe, y a-t-il une possibilité de renversement du gouvernement ?
JPS : Les classes dominantes, les capitalistes, les chefs d’entreprises et la droite en tant que camp idéologique sont très divers dans une société aussi complexe que la nôtre. Malgré les efforts de Globo pour les unir, ils n’arrivent pas à trouver un consensus complet sur la manière d’envisager les problèmes et les solutions à mettre en place pour sortir, dans leurs intérêts, de la crise. Il est certain qu’une partie très radicale de la droite souhaite ce renversement, un « impeachment » de la présidente organisé par le parlement. Mais je crois que le patronat n’est pas intéressé par une situation de confusion institutionnelle. Il souhaite simplement que le gouvernement applique son programme. Dans le même temps, les motifs pour lesquels certains veulent la destitution de Dilma pourraient être mobilisés pour obtenir également celle des gouverneurs Geraldo Alckmin (Parti de la social-démocratie brésilienne, PSDB), Beto Richa (PSBD), etc. Ce qui créerait une confusion généralisée.
Malheureusement, je crois que le gouvernement est tombé dans un piège. En assumant lui-même le programme de la classe dominante, les trois crises ne se résolvent pas. C’est pourquoi nous sommes dans une période de confusion qui ne se réglera pas à court terme.
BdF : Face à cette situation, quelle est la proposition des mouvements populaires ?
JPS : Du côté des mouvements populaires, la situation est aussi complexe. Les mouvements et les forces populaires qui rassemblent toutes les formes d’organisation comme les partis, les syndicats, les mouvements sociaux, ruraux, etc. n’ont pu organiser une plateforme commune, un programme unitaire de sortie de crise. Nous avons des idées générales, théoriques, comme le fait que nous ne sortirons de la crise que si le gouvernement abandonne le logiciel de l’excédent primaire comme base de sa politique budgétaire et si, au lieu de payer 2,8 milliards de reais [760 millions d’euros] d’intérêts par an, il investit dans l’industrie pour créer des emplois, dans les transports, le logement et l’éducation.
Nous ne surmonterons la crise que si nous mettons en place une réforme politique profonde. Ce sont des idées générales pour des réformes structurelles nécessaires. Cependant, il faut élaborer un programme qui unifie tous les secteurs sociaux et les mobilisations de masse. Actuellement, seuls les secteurs organisés de la classe des travailleurs se mobilisent. Le peuple en général est calme. Il observe avec inquiétude les nouvelles de la crise et le manque d’alternative à la télévision. D’un côté, le peuple voit tous les jours la bourgeoisie prendre des mesures contre lui, un gouvernement inerte et incapable, et de l’autre, nous n’arrivons pas à faire entendre nos propositions, y compris parce que les médias sont détenus par la bourgeoisie.
BdF : Que pouvez-vous nous dire de l’affaire judiciaire « lava-jato » et des dénonciations de corruption qui impliquent plusieurs entreprises dont Petrobas ?
JPS : Ce sujet recouvre plusieurs aspects. Bien sûr qu’il existe des personnes et des entrepreneurs qui s’approprient personnellement des ressources et qui, y compris, les envoient à l’étranger. Ces personnes sont donc corrompues. Pour autant, la corruption dans la société brésilienne est beaucoup plus profonde. Elle est présente dans la gestion des fonds publics, assurée par des responsables politiques issus de tous les partis et de secteurs sociaux.
Quand un professeur de l’université ouvre un bureau de consultant ou occupe un second emploi, il est également corrompu. Tout ceci, nous le réglerons en instituant une participation active de la population dans la gestion des fonds publics et en fixant des normes fiscales. Le plus pathétique dans l’affaire « lava-jato », c’est que soit culpabilisé untel ou untel. Le problème de fond, c’est le système électoral en tant tel. Tant que les campagnes électorales seront financées par les entreprises, il y aura des affaires « lava-jato ». La solution efficace ne réside pas dans l’arrestation du quidam mais dans le changement de système. Nous avons besoin d’une réforme politique profonde. Le Congrès a déjà montré, ces dernières semaines, plusieurs signes qui indiquent qu’il ne veut rien changer. L’unique solution serait de convoquer une assemblée constituante exclusive qui réalise la réforme du système politique brésilien.
Il est clair que l’organisation d’un référendum populaire, qui demanderait la convocation d’une assemblée constituante, n’adviendra que si les masses sortent dans la rue afin de le demander. Cela va donc dépendre de la construction d’un nouveau rapport de forces. Mais c’est bien l’unique solution politique pour combattre la corruption.
BdF : Quelles sont les initiatives des mouvements populaires pour se positionner dans cette conjoncture ?
JPS : Nous faisons tous les efforts possibles pour construire l’unité des mouvements à travers la mise en place de « Plénières unitaires » pour les fronts de masse, principalement au niveau des Etats. Nous soutenons également, pour les stimuler, les secteurs organisés qui luttent. Dans certains Etats, la lutte est plus visible comme c’est le cas avec celle des enseignants dans l’Etat du Paraná et du Minas Gerais.
Au niveau national, les centrales syndicales, en particulier la CUT (Centrale unique des travailleurs), ont fait l’effort de coordonner les mobilisations de la classe des travailleurs pour la défense de leurs droits. Si le projet de « tertiarisation » [renforcement des contrats précaires pour les salariés] se confirme, un projet de grève générale est à l’étude dans tous les secteurs de l’économie pour boycotter cette mesure qui fait partie du projet de la bourgeoisie.
Je crois qu’il y a une unité assez grande et une disposition à se battre pour la défense des droits des travailleurs mais nous n’avons pas avancé dans la construction d’un programme alternatif de classe.
BdF : Vous êtes en train de construire un front politique qui se fait appeler « Groupe Brésil ». Les thèmes de « Fronts élargis » et de « Front de gauche » sont apparus. Comment le MST voit ces propositions ?
JPS : Nous pensons nécessaire la construction de deux espaces complémentaires de « Front », d’unité. Pour commencer, un « Front de lutte de masses ». C’est celui que la CUT et les mouvements populaires construisent. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut un « Front politique » qui puisse réunir les mouvements populaires, les partis, les organisations rurales et les secteurs intellectuels afin de débattre d’un projet pour le Brésil. C’est-à-dire un « Front » qui ne soit ni partisan ni électoral. C’est un « Front politique » pour penser le futur et disposer d’un projet alternatif à celui de la bourgeoisie.
Bien sûr que dans la construction de ce « Front » coexistent différentes opinions et initiatives. Nous terminerons d’ailleurs peut-être avec plusieurs « Fronts politiques ». Il n’est pas toujours possible d’atteindre l’unité tant les idéologies, les intérêts de partis et les vanités personnelles s’imposent parfois à l’exigence d’unité. Cette diversité fait partie de la lutte de la classe.
Au MST, nous parions sur un seul « Front politique », populaire et national, qui réunisse toutes les forces qui ont voté pour Dilma au second tour de l’élection présidentielle. C’est un point de référence idéologique. Il est probable que les secteurs plus à droite et plus à gauche refusent d’y participer. Ce n’est pas que nous les refusons, mais ils ont un projet différent.
Une proposition est en discussion. Il s’agirait d’organiser, en septembre ou aux alentours de la semaine de la patrie, une grande « Plénière nationale », dans l’Etat du Minas Gervais, qui réunirait les représentants et les militants de toutes les forces populaires (partis, syndicats, mouvements populaires, ruraux et intellectuels) afin de débattre d’un programme populaire s’opposant à la droite et à la crise.