Position sur la réforme agraire
LA LUTTE POUR LA REFORME AGRAIRE ET LES CHANGEMENTS SOCIAUX DANS LES ZONES RURALES
LA REALITE HISTORIQUE
1. Au cours de ce siècle, divers pays ont mis en œuvre des programmes de réforme agraire.
Ceux-ci visaient à démanteler les grandes propriétés latifundiaires et à démocratiser l’accès à la terre pour les paysans pauvres.
Historiquement, on trouve deux motivations principales à l’origine des réformes agraires. D’une part, il y eu les réformes agraires capitalistes qui cherchaient avant tout à créer un marché intérieur pour le développement national de l’industrie et à transformer les paysans sans terres en petits producteurs autonomes. D’autre part, les réformes socialistes distribuaient également les terres aux paysans, mais cela faisait partie d’un processus plus profond de changement du mode de production capitaliste, comprenant des mécanismes de collectivisation et de nationalisation de la terre et des moyens de production. Chaque réforme agraire eut ses caractéristiques propres, variables selon la formation historique du pays et selon le niveau d’organisation des paysans. Malgré les divergences et les polémiques entre ces différentes expériences, elles conduisirent toutes à une démocratisation de la terre et à une diminution de la pauvreté et des inégalités dans le secteur rural.
2. Dans les pays du tiers monde, à quelques rares exceptions près, on ne peut parler de véritables réformes agraires. C’est pourtant dans ces régions que vivent la majorité des paysans pauvres et que l’importance de la population rurale y est la plus significative. L’absence de réforme agraire provient principalement des facteurs suivants :
a) L’existence d’un modèle capitaliste dépendant, de type colonial, qui lie la grande propriété latifundiaire à l’exportation de matières premières agricoles.
b) Le pouvoir politique de l’oligarchie rurale, ces grands propriétaires terriens liés à la bourgeoisie locale et internationale.
LE PROBLEME AGRAIRE
3. De graves problèmes sociaux persistent dans les pays du tiers monde qui n’entreprirent pas de réforme agraire. Il s’agit du maintien de la grande propriété latifundiaire et de la haute concentration de la propriété foncière entre les mains d’une minorité. Cela entraîne de hauts niveaux de pauvreté, d’énormes inégalités sociales, des conditions de vie rurale déplorables et un sous-développement chronique. De plus, les paysans sont obligés de migrer en permanence pour des raisons économiques, devant l’absence de perspectives qui leurs sont offertes.
4. De plus, les politiques économiques néolibérales adoptées par la majorité des gouvernements aggravent encore cette situation. Ces politiques subordonnent les économies agricoles locales aux intérêts du grand capital international. Elles ouvrent les marchés aux entreprises multinationales et élèvent les taux d’intérêts ; elles démantèlent les services publics agricoles fondamentaux pour le développement rural tels que la recherche agricole, l’assistance technique et les politiques de prix, de crédit et d’assurances. Ces politiques ont entraîné une augmentation du nombre des paysans sans terres. Elles ont plongé dans une situation désespérée les petits agriculteurs qui ne trouvent plus dans l’agriculture une solution économique viable au développement économique et social de leurs familles et de leurs communautés. Ces dernières années ont connu une accélération du processus de destruction de la petite propriété et de l’agriculture familiale, augmentant encore la concentration de la propriété de la terre et de la production et provoquant un accroissement de l’exode rural, spécialement parmi les jeunes.
5. Devant l’exploitation historique des économies agricoles périphériques, l’accroissement des injustices sociales provoquées par le modèle néolibéral et l’augmentation de l’exploitation des petits producteurs, y compris dans le premier monde, les organisation paysannes défendent, plus que jamais, la nécessité d’une vaste politique de réforme agraire. Il s’agit d’un instrument pour éliminer la pauvreté et les différences sociales ainsi que pour promouvoir le développement de nos sociétés.
LA NATURE DE LA REFORME AGRAIRE
6. La réforme agraire ne doit pas seulement être considérée comme un processus de répartition de la propriété de la terre. Selon le degré de développement du capitalisme et du niveau d’exploitation de l’économie locale, la réforme agraire doit s’accompagner de changements au sein du modèle économique, social et politique.
7. La propriété et l’utilisation de la terre doivent être subordonnées au principe selon lequel seul celui qui la travaille, en dépend et y habite avec sa famille a droit à cette terre. La terre est un don de la nature qui doit servir au bien de tous. Elle n’est pas et ne peut être considérée comme une marchandise pouvant être achetée dans n’importe quelle quantité par ceux qui ont de l’argent. Nous défendons le principe de limitation de la taille maximale de la propriété de chaque famille, en accord avec la réalité de chaque pays.
8. Pour les paysans, l’accès à la terre doit être considéré comme une garantie que la culture et l’autonomie de leur communauté sera valorisée. La réforme agraire permet également une nouvelle conception de la protection des ressources naturelles, pour l’humanité et les générations futures. La terre constitue un bien de la nature qui doit être au service du bien-être de tous. La terre n’est pas – et ne peut pas être – considérée comme une marchandise.
9. La réforme agraire signifie qu’en plus du partage des terres, les gouvernements mettent en œuvre d’autres politiques qui garantissent la démocratisation des moyens de production et du contrôle de la commercialisation. Les gouvernements doivent adopter des politiques qui stimulent l’agriculture familiale et coopérative au moyen des prix, du crédit et des assurances.
10. L’organisation du travail et de la production, ainsi que le développement de la réforme agraire devront être gouvernés par le principe de l’assistance mutuelle et de la coopération agricole. Ce processus devra rester flexible, s’adaptant aux diverses réalités sociales et aux formes d’organisation sociales, des plus simples aux plus complexes. Il devra également chercher à optimiser l’utilisation des ressources naturelles, du capital et du travail.
11. Dans le monde contemporain, devant le contrôle de l’agro-industrie par une poignée d’entreprises et face à la rapidité de l’évolution technologique, il est fondamental de garantir aux travailleurs ruraux la démocratisation du contrôle des entreprises agro-industrielles. Ce sont elles qui transforment les produits agricoles en aliments. Les paysans doivent également se voir reconnaître le droit à l’éducation, et ce, à tous les niveaux.
12. La réforme agraire doit s’accompagner d’une politique de souveraineté alimentaire. Il s’agit du droit de tous les peuples de planifier leur agriculture pour fournir à toute la population des aliments en abondance toute l’année, de bonne qualité et bon marché.
13. Nous devons adopter les modèles technologiques qui permettent l’augmentation de la productivité agricole sans porter atteinte à la santé des paysans et de la population, et tout en préservant les ressources naturelles.
14. Il est nécessaire, d’une part, de développer des modèles technologiques qui permettent d’accroître la production et la productivité sans nuire à la santé des paysans et de la population en général, qui préservent les ressources naturelles et qui soient d’accès public et gratuit, et d’autre part de faire en sorte que le contrôle des nouvelles technologies soit confié à tous les paysans. Il est également indispensable de créer une Banque de semences qui serait subventionnée par l’État et dont le contrôle serait assuré par les producteurs.
15. Aujourd’hui plus que jamais, l’accès à l’eau et son contrôle incombent à ceux qui vivent en milieu rural. Bien que l’eau soit une denrée rare, les entreprises capitalistes font de plus en plus pression pour privatiser et acquérir le contrôle des ressources en eau douce. Les processus de réforme agraire doivent intégrer la défense des sources ainsi que la garantie de leur utilisation publique et démocratique.
16. Toute réforme agraire doit inclure : a) une politique d’infrastructures : irrigation, chemins ruraux, électricité, etc. ; b) une politique d’aménagement du territoire qui délimite les zones agricoles, rurales et urbaines. c) un inventaire des activités, qui permette d’éviter l’utilisation des zones rurales pour des objectifs urbains ; d) une nomenclature des cultures afin d’éviter l’imposition de cultures non traditionnelles ou non appropriées aux différentes régions du monde.
17. Cette réforme agraire doit interdire la commercialisation du droit à produire et instaurer un contrôle de la production qui limite la production destinée à l’exportation et garantisse la souveraineté alimentaire des populations.
PRINCIPES ET ENGAGEMENTS
18. Toutes les familles souhaitant vivre, habiter et travailler sur la terre ont le droit d’aimer et de préserver la terre, la faune et la flore, pour le bien de tous. Nous nous engageons à :
19. Produire en priorité des aliments pour mettre fin à la famine et améliorer les conditions de vie et d’alimentation. 20. Préserver les forêts existantes et reboiser les zones dégarnies. 21. Nous prononcer pour le non-paiement des intérêts de la dette extérieure afin que ces sommes servent à financer les dettes que les paysans, et la population en général, ont avec la Banque commerciale et de développement et dont le terme est échu. 22. Protéger l’eau, les sources, rivières, digues et lacs. Lutter contre la privatisation et la commercialisation de l’eau.
23. Éviter la monoculture, à l’origine de dégradations, ainsi que l’emploi de produits toxiques et nuisibles. Traiter de façon adéquate les déchets et combattre toute activité polluante et agressive vis-à-vis de l’environnement.
24. Lutter contre les grandes propriétés terriennes et rejeter les politiques mises en œuvre par la Banque mondiale et les sociétés multinationales concernant la réforme agraire, les sociétés de monopole des technologies, le secteur agro-industriel qui nous exploite et les organismes internationaux tels que le FMI, l’OMC et le G-7, dont les orientations ne sont dictées que par les intérêts financiers.
25. Continuer à parfaire nos connaissances sur la nature et l’agriculture, et les transmettre aux plus jeunes en encourageant ces derniers à rester dans le milieu rural.
26. Pratiquer la solidarité et s’indigner contre toute injustice, agression et exploitation à l’encontre de toute personne, communauté ou ressource naturelle dans n’importe quelle région du monde.
27. Lutter pour défendre l’égalité entre hommes et femmes. Combattre tout type de discrimination raciale et sexuelle. Créer les conditions effectives pour éviter les discriminations ou exclusions d’ordre racial ou sexuel.
28. Embellir nos lieux de vie en plantant et faisant pousser des arbres, fleurs, herbes médicinales et légumes.
29. Ne jamais vendre la terre acquise. La terre est un bien suprême et elle doit garantir la subsistance des générations futures.
30. Freiner l’usage abusif que l’on en est venu à faire de la terre à des fins autres qu’agricoles : installations de loisirs, terrains de golf, etc.
31. Refuser la politique d’importation – substitut de l’activité productrice – car portant atteinte à la souveraineté alimentaire de nos populations.
NOTRE MANIERE DE LUTTER
32. L’idéal de la réforme agraire ne doit pas être considéré comme une nécessité et une revendication propres aux paysans. Bien au contraire, il s’agit d’une solution sociale aux problèmes de la société dans son ensemble. Dans cette perspective, la réforme agraire ne verra le jour que si elle s’insère parmi des revendication plus globales, portées par une plateforme regroupant de vastes secteurs populaires en lutte dans nos pays. Seuls, les paysans ne gagneront pas le combat pour la réforme agraire et pour les changements dans le secteur rural.
33. Les changements que nous proposons en ce qui concerne l’agriculture, la propriété de la terre et le développement rural doivent s’intégrer dans un nouveau projet populaire pour nos peuples. Un projet où régnera un nouvel dore économique, social et politique.
34. La force concrète des paysans et du peuple en général réside dans sa capacité d’organisation à la base, au sein des communautés. Elle réside également dans sa disposition permanente à lutter pour ses objectifs et ses droits, que ce soit par la lutte directe ou au moyen de grandes mobilisations de masse.
35. Il est nécessaire de créer de nouvelles formes d’organisations, d’associations et de coopératives regroupant les paysans et la population vivant en milieu rural autour du thème de la gestion économique productive, financière et de développement rural, en accord avec les traditions culturelles et organisationnelles de nos peuples, et sur la base des principes d’aide mutuelle et de coopération agricole. La coopération agricole dans le travail et l’accumulation sociale de capital est un processus naturel de développement des forces productives. Nous devons cependant l’ajuster de façon à être créatifs sous les formes les plus différentes, adaptées à la réalité de chaque région. Et nous devons également utiliser les bénéfices qui en résultent à l’amélioration des conditions de vie des personnes travaillant en milieu rural.
36 A cette étape de l’histoire de l’humanité, le capital international accroît son emprise et son exploitation des peuples par le phénomène de la mondialisation génératrice d’exclusions. Dans ce contexte, il est fondamental que les peuples du tiers monde, les travailleurs en général et en particulier, les paysans regroupés au sein de Vía Campesina, s’organisent et développent sur le plan international de nouvelles manières de communiquer, d’échanger et de lutter pour affronter l’ennemi commun.
PLAN D’ACTION
Ce chapitre a été l’objet de discussions lors de la IIIe Conférence de Vía Campesina, sur la base de la question/du défi suivant : Que devons-nous faire dans nos pays pour garantir l’application de nos principes et faire avancer notre stratégie ? Notre analyse nous a conduit à prendre les résolutions ci-dessous :
Nous devons : Articuler nos luttes régionales à partir de la Campagne mondiale pour? la réforme agraire, en encourageant la lutte permanente et en prenant pour bases trois dates fondamentales :
a) le 10 décembre, JOURNÉE INTERNATIONALE DES DROITS DE L’HOMME ;
b) le 12 octobre, JOURNÉE DES EXCLUS EN AMÉRIQUE LATINE ;
c) le 17 avril, JOURNÉE MONDIALE DE LUTTE PAYSANNE POUR LA TERRE ET CONTRE LA RÉPRESSION.
Lutter contre le remembrement des? terres. Lutter contre la politique de la Banque mondiale.? Lutter pour la disparition des milices privées, groupes? paramilitaires et unités policières, pour une campagne mondiale de récupération des terres, et contre la violence dans les campagnes et la répression. Lutter pour la libération immédiate des prisonniers politiques menant? un combat pour la terre.
Soutenir la création d’un réseau d’information et de communication comme étant un moyen essentiel pour développer et renforcer nos luttes.
Encourager la mise sur pied de la Conférence internationale pour la réforme agraire et la souveraineté alimentaire avec FIAN et VIA CAMPESINA.
DÉCLARATIONS PARTICULIÈRES
La IIIe Conférence de Vía Campesina a pris les engagements suivants :
Encourager des actions pour le peuple? colombien et contre l’intervention du gouvernement des États-Unis. Lancer une campagne pour venir en aide au peuple colombien,? consistant en l’envoi de vivres, de médicaments et de professionnels de la médecine. Se prononcer pour la libération immédiate des prisonniers politiques? membres du Mouvement des travailleurs agricoles sans terre du Brésil. Apporter un soutien mondial aux paysans indiens ayant été expulsés de? leurs terres. Encourager la discussion, dans le cadre des forums internationaux,? des propositions de la Campagne mondiale pour la réforme agraire.
Bangalore, Inde – octobre 2000.