« Mali : nous n’avons pas de déficit de production, mais un déficit de politique. »
Interview d’Ibrahima Coulibaly, président de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP) du Mali paru dans l’Auvergne Agricole
Exploitant en polyculture élevage, Ibrahima Coulibaly est président de la Coordination nationale des organisations paysannes (CNOP) du Mali, et vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA). À l’occasion d’une venue en France, il a donné son point de vue sur les accords de libre-échange qui inquiètent les Européens, en dressant un parallèle avec les Accords de partenariat économique (APE) que l’UE souhaite signer avec l’Afrique de l’Ouest.
Vous êtes président du syndicat agricole national, la CNOP. Quel est son rôle dans l’élaboration des politiques agricoles ?
Quand les dictatures sont tombées, au début des années 1990, il y a eu la possibilité pour les paysans de s’organiser de façon autonome et d’amener des revendications politiques avec très vite le besoin d’une véritable politique agricole, porteuse d’une vision claire de l’agriculture et des moyens pour les mettre en œuvre. Nous avons dialogué avec notre Gouvernement, d’abord au sein d’un Comité paritaire de concertation, puis nous avons mis en place la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP) en 1996, ce qui a permis aux différentes fédérations de joindre leurs forces pour dialoguer avec l’Etat. Le principe d’une loi d’orientation agricole a été accepté en 2004, et nous, les paysans, avons été des acteurs majeurs du processus. La concertation a commencé du niveau local, jusqu’au niveau national, et a abouti sur la rédaction d’un mémorandum paysan, un texte vraiment révolutionnaire qui contenait l’essentiel de nos préoccupations. Nous avons quasiment tout obtenu, en dehors de la notion d’entreprise agricole très discutée.
Ce sujet rejoint celui du modèle agricole qui fait encore débat en France… Qu’en est-il au Mali ?
Pour nous, il n’y a pas d’entreprise agricole en Afrique de l’Ouest, c’est l’agriculture familiale qui assure les revenus de toute la famille. Le Gouvernement a voulu coûte que coûte insérer cette notion qui n’existe pas au Mali : on est agriculteur familial, sinon on est agro-industriel, mais il n’y a pas d’entreprise, que des familles. Si on développe cette notion, il y a un risque de confusion. Même si nous avons dû céder, nous avions raison de la combattre, car après 2008, le Gouvernement a tenté d’ouvrir les portes aux investisseurs étrangers et ce phénomène a engendré un accaparement des terres. Lors du vote de la loi d’orientation agricole en 2006, il a été annoncé l’élaboration d’une politique sur le foncier agricole. On compte beaucoup sur ce projet désormais pour renforcer les droits des paysans. Il faut des mécanismes de concertation entre les paysans, les associations, les chefs coutumiers, pour favoriser les solutions à l’amiable en cas de conflit sur les terres.
Quel est l’objectif premier de la Loi d’orientation agricole ?
L’objectif est d’affirmer la souveraineté foncière de notre pays. Le problème principal est le manque de cohérence : les niveaux de protections de nos produits sont faibles, face à la concurrence des produits importés. Alors que nous pourrions être autosuffisants en riz, nous trouvons sur les marchés de Bamako du riz thaïlandais bien moins cher qu’en Thaïlande ! Même problème avec la poudre de lait… On interpelle le Gouvernement : nous aussi, nous avons le droit de vivre de notre métier. Contrairement à ce que l’on croit, nous n’avons pas de déficit de production, mais un déficit de politique. Les paysans africains savent produire, et ils savent produire beaucoup. On ne le dit pas assez. Mais la gestion de l’aval a toujours été un problème. On a continué le travail syndical, et on développe actuellement deux grands volets : la formation, et le volet économique en direction des jeunes et des femmes, pour leur permettre de se structurer, d’obtenir des financements, etc. Si on veut une politique agricole qui donne des résultats, il faut protéger les agriculteurs contre les produits importés. Tous les pays font ça !
C’est pour cela que vous dénoncez les APE que l’Union européenne veut faire signer aux pays africains ?
La Commission européenne bataille depuis longtemps pour que l’on signe ces Accords de partenariat économique, et à force de revenir à la charge, elle a signé des APE intermédiaires avec la Côte d’Ivoire, le Ghana, puis des APE définitifs avec quelques pays, mais deux ont dit non : le Nigéria et la Gambie. Et tant qu’ils disent non, c’est le statu quo. L’Europe fait beaucoup pression, mais nous continuons la mobilisation. Pour entrer en vigueur, les accords doivent être validés par les Parlements nationaux. Nous voulons de notre côté que les parlementaires prennent leur décision en connaissance de cause. Mais je souhaite aussi qu’en Europe, la profession agricole comprenne qu’elle doit se mobiliser auprès des Africains. Nos intérêts convergent : il s’agit de la même configuration que le TTIP ou que le Ceta. Il faut mondialiser ce combat. Il ne faut pas pousser les paysans dans des impasses, des systèmes stressants dont ils ne sortiront pas indemnes. Ce ne sont pas les multinationales qui vont nourrir le monde, le commerce international ne traite que 10 % de la production agricole mondiale. L’essentiel passe par les petits producteurs, sur les marchés locaux et nationaux, ou par la vente directe. Chacun doit comprendre que son espace, c’est son marché local. On ne peut plus continuer à produire trop et toujours plus pour jeter chez les autres.
Quel accueil reçoit ce message en France, alors que la crise pousse également la profession à inciter la population à « Manger français » ?
On pourrait avoir une plus forte mobilisation, même si la plupart des gens sont d’accord. Les gens ne prennent pas le temps de réfléchir au problème. Regardez le Ceta : seule la Wallonie a dit non, ce n’est même pas un pays en entier. Il faudrait une mobilisation plus forte, plus structurée, pour que les gens se mettent en situation de résistance. Car on ne parle pas de vendre des vêtements ou des ordinateurs, la question nourriture est beaucoup plus complexe. C’est le seul besoin dont l’homme ne peut pas se passer ! Il faut que l’identité ultra stratégique de l’alimentation soit mise en avant pour que les Gouvernements ne prennent plus autant de risques, avec les accords de libre-échange.