Les paysannes et paysans, principaux migrants climatiques
Article à paraître dans le numéro 313 de Campagne Solidaire.
(Paris, le 8 décembre 2015) Ce 6 décembre, la salle 104 du lycée de Montreuil, près de Paris, est pleine, attentive aux témoignages des paysan.ne.s participant au Forum citoyen sur le climat, en marge de la Cop 21. La conférence est co-organisée par la Via Campesina et l’association Droits devant !! (1)
Ousmane Badiaga était paysan près du fleuve Sénégal, au Nord du pays du même nom. « En 1975, l’Etat a créé la Société d’aménagement et d’exploitation du delta (SAED) qui y a développé la culture du riz. Chaque année, la SAED fournit semences, engrais et eau. Pendant 30 ans, on a cultivé sans problème. Jusque dans les années 2000. Depuis, les pluies ne sont plus assez abondantes, le débit du fleuve diminue, les terres se détériorent. En 2010, nous avons eu une saison catastrophique, avec une invasion de ravageurs et la dévastation de nos champs. Quand tu as plusieurs années de mauvaises ou de médiocres récoltes, tu es obligé de laisser ta famille et d’aller trouver ailleurs d’autres sources de revenu pour la faire vivre. Et si tu arrives en Europe, on te dit que tu n’as pas de papier et que tu n’as droit à rien … » Sauf à se faire exploiter.
Michaelin Sibanda vient du Zimbabwe, à l’autre bout de l’Afrique. Elle milite au sein du syndicat Zimbabwe Smallholder Farmer Forum (Zimsoff), membre de la Via campesina. « Nous faisons face à de nombreux dégâts dus au changement climatique, particulièrement marqué en Afrique. Nous n’avons plus assez de pluie, les terres se dégradent, l’agriculture est très perturbée. En plus, nous subissons l’implantation de firmes qui viennent avec l’aide de l’Etat exploiter des mines là où les terres étaient à vocation vivrières. Des grandes sociétés chinoises se sont ainsi implantées ces dernières années. La terre et confisquée, détruite, et les promesses de relogement ou de compensation du gouvernement ne sont pas tenues.
En septembre de cette année, nous avons eu des pluies torrentielles, avec des morts, humains et animaux. Tout a été détruit, infrastructures comprises. La faim s’est rapidement propagée.
Du fait du changement climatique, les familles qui ne peuvent plus produire de quoi vivre doivent émigrer. Elles vont en Afrique du Sud, le pays « riche » voisin (2). Mais elles ont du mal à y trouver du travail, et quand elles en trouvent, le salaire est très très bas. En Afrique du Sud, les migrants sont exploités, on profite de leur faiblesse. Et pour ceux qui rentrent au Zimbabwe, si la famille est partie en laissant ses terres, elles ne les retrouvent plus, le gouvernement les a « récupérées ». »
Fousseini Coulibaly témoigne à son tour de l’imbrication écologique et économique (et politique) des migrations. Il vient du Mali. Sa famille vivait là de l’agriculture et de la forêt, au Sud-Est de Bamako. En 1999, l’Etat malien a vendu ces terres à deux entreprises sud-africaines, une filiale de Bouygues assurant l’extraction des mines d’or. « Ils ont pris toutes les forêts de nos villages. Impossible de continuer à cultiver. Les terres sont inexploitées, elles s’érodent, la forêt est en partie détruite. On a essayé d’aller cultiver dans d’autres villages, mais il n’y avait pas assez de terres pour tout le monde. Comme j’étais l’aîné, le premier garçon, je n’ai pas eu le choix. Il a fallu que j’émigre, d’abord en Côte d’Ivoire où je n’ai pas trouvé assez pour faire vivre ma famille, puis en France où des patrons m’ont promis de m’aider à obtenir des papiers mais n’ont jamais tenu leurs promesses. »
Les migrations provoquées par les changements climatiques et l’accaparement des terres, phénomène qui amplifie la dégradation des écosystèmes, sont de fait aussi des migrations économiques et aboutissent le plus souvent à l’exploitation des migrants dans leur pays dit d’accueil.
Or le travail des émigrés est de plus en plus indispensable à de nombreuses régions. C’est grâce à l’argent envoyé par ces travailleurs et travailleuses que localement se réalisent par les familles et les villages des projets de lutte contre l’érosion des terres, de récupération ou le stockage des eaux, de reforestation… « Un argent qui, même si ce sont des additions de petites sommes, n’est pas détourné par des élites corrompues comme les aides officielles au développement », rappelle Jean-Claude Amara, l’animateur de Droits devant !! Et de rappeler que les travailleurs migrants sans papiers en France et en Europe se voient interdits de se rendre dans leur pays d’origine pour suivre et participer à la réussite de ces projets. Confrontée à de multiples cas d’exploitation économique et de violation des droits de l’Homme, l’association revendique la régularisation de tous les sans-papiers afin qu’ils puissent circuler librement entre leur pays d’origine et celui où ils travaillent, et le respect de la Déclaration des droits de l’Homme qui dans son article 13 institue la libre circulation et installation des personnes, partout dans le monde.
Le statut et les droits des réfugiés climatico-économiques sont une préoccupation majeure de la Via campesina. Badrul Alam vient du Bangladesh, un des pays les plus affectés par le changement climatique. Sur moins du tiers de la superficie de la France vivent 160 millions d’habitants, quasiment au niveau de la mer. « Au Bangladesh, nous pouvons vraiment parler de crise climatique. Nous avons subi de terribles typhons en 2007, en 2009, en 2011. Avec chaque fois des dégâts humains et matériels considérables, des terres englouties, perdues. De nombreux paysans sont obligés de quitter leur terre. Ils n’ont pas le choix. Ils cherchent d’abord à gagner des pays proches et plus riches pour y trouver du travail, comme la Malaisie, mais avec plein d’obstacles. Il partent alors souvent sur des embarcations de fortune, au péril de leur vie, et pour se faire exploiter pour celles et ceux qui y arrivent. C’est terrible : les petits paysans n’émettent pas ou presque de CO2, ils ne sont pas responsables du réchauffement climatique, et c’est pourtant eux qui en subissent les premiers les plus lourdes conséquences. »
Badrul, dont l’organisation Bangladesh Krishok Federation est membre de la Via Campesina, formule alors une des revendications du plus grand réseau paysan mondial : ces migrantes et migrants climatico-économiques ont besoin d’une reconnaissance juridique et doivent accéder à un statut de protection garanti par l’ONU, au même titre que les réfugiés de guerre.
Reste la cause du problème : la boulimie énergétique et consumériste inhérente au système économique capitaliste, dominant dans le monde. Mamadou Sakho vient de Mauritanie. « Depuis notre contact avec le capitalisme, tout a été détruit, sur la terre et même le sous-sol. Le désert avance, l’eau se fait de plus en plus rare. Et la dégradation continue : jamais les firmes n’ont réalisé de tels chiffres d’affaires, et jamais autant de paysans n’ont été obligés de quitter leur terre, ne pouvant plus y vivre. Dans mon pays, sur deux millions de kilomètres carrés, 90 % sont aujourd’hui impropres à toute activité humaine. »
Benoît Ducasse, Campagne Solidaire
Photo : Le réchauffement climatique a tué plus de 600.000 personnes ces 20 dernières années, selon l’ONU. Au Bangladesh (photo), notamment, les conséquences sur l’agriculture sont dramatiques.
1. L’association Droits devant !! se bat pour la défense de l’égalité des droits, contre la précarité et les exclusions : www.droitsdevant.org. Travaileurs sans-papiers en France, Ousmane Badiaga, Fousseini Coulibaly et Mamadou Sakho étaient invités par l’association à témoigner lors de cette conférence.
2. 85 % des migrations climatiques et économiques se font à l’intérieur du même pays (de la campagne à la ville) ou vers des pays voisins, du Sud vers le Sud ; seuls 15 % des émigrants du Sud vont vers les pays du Nord, européens ou américains.
Par dizaines de millions :
En 2007, l’économiste Nicholas Stern tablait sur 150 à 200 millions de réfugiés environnementaux d’ici 2050. Selon l’Internal Displacement Monitoring Center, une ONG spécialisée dans l’observation des migrations, entre 2008 et 2014, environ 25 millions de personnes ont été déplacées chaque année dans le monde pour cause de catastrophes naturelles.
Les chiffres s’emballent bel et bien : selon le Conseil norvégien pour les réfugiés, les catastrophes naturelles en 2013 auraient fait trois fois plus de réfugiés climatiques que les conflits armés. Les pays les plus vulnérables sont ceux du Sud, avec encore une très forte population paysanne . Et selon la la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD), cela ne devrait pas s’arranger : les terres agricoles disponibles dans le monde pourraient diminuer fortement d’ici à 2050, quand l’écart entre les besoins en eau et les ressources disponibles pourrait atteindre dans certaines régions 40 % dans les deux prochaines décennies.