Le problème de la terre en Afrique du Sud
Les Africains noirs du sud ont perdu leurs terres au travers d’un long processus de dépossession réalisé par la force, l’achat, la négociation, et les manœuvres légales. L’Histoire de la Terre en Afrique du Sud est celle de la dépossession d’une population indigène par des pouvoirs racistes successifs.
1652 : les fondations de la dépossession
L’arrivée en 1652 des premiers colons dans la province du Cap coïncide avec l’établissement de la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales à la pointe australe de l’Afrique. Contrairement aux mythes diffusés par la suite, ces premiers pionniers ne rencontrèrent pas de vastes étendues fertiles inhabitées qui attendaient leur arrivée pour être mises en valeur. Ils durent s’appuyer sur la force et sur les Empires coloniaux pour évincer les populations locales.
L’histoire de la colonisation ne se limite pas à une dépossession des terres, elle oppose également deux conceptions diamétralement opposées de la propriété. Les colons blancs apportèrent avec eux l’idée et la pratique de la propriété individuelle tandis que les communautés africaines maintenaient un usage collectif de l’espace agricole. Il est donc essentiel de souligner que même lorsque les colons "négocièrent" l’acquisition de terres avec les chefs traditionnels, ceux-ci n’avaient aucun droit particulier sur celles-ci.
Les terres obtenues par l’achat, la tromperie ou la force étaient ensuite redistribuées au sein de la colonie blanche. La loi raciste de 1913 La découverte de gisement d’or dans la région de Johannesburg au milieu du XIX siècle va encore bouleverser la donne. Une main d’œuvre abondante devient rapidement indispensable pour exploiter les mines d’or dans la région de Johannesburg et pour travailler dans les grandes plantations destinées à nourrir l’afflux d’aventuriers venus d’Europe. Pour contraindre les paysans africains à quitter leurs champs, le pouvoir blanc les frappa d’un impôt très lourd dont ils se trouvaient exemptés le jour ou ils devenaient salariés. Cette politique d’éviction systématique fut formalisée en 1913 par le Native Land Acte, loi qui permettait la création de véritables réserves de main d’œuvre sur lesquelles les noirs étaient parqués dans des conditions terribles. Les Africains se voyaient interdit la possibilité de louer des terres (fermages ou métayages) à des blancs.
La loi de 1913 eut pour conséquence de formaliser l’inégale répartition des terres entres les races et de faire de la ségrégation un idéal poursuivi par les gouvernements successifs de l’Afrique du Sud jusqu’au début des années 1990. L’ANC (African National Congress), nouvellement créé, ne fut pas le seul à s’opposer à cette politique. Les plus petits des fermiers blancs, qui tiraient une partie importante de leurs revenus des fermages des métayages des africains installés sur leurs terres, combattirent également le Native Land Acte dont la mise en œuvre se limita essentiellement au territoire de l’Etat libre d’Orange.
L’esclavage ayant été aboli depuis plus de 50 ans aux Etats-Unis, les gouvernements successifs d’Afrique du sud prirent, à partir de 1926, des mesures de plus en plus drastiques pour forcer les Africains à accepter un statut de salarié qui offrait bien souvent des conditions de vie aussi déplorables que celles qui prévalaient un siècle plus tôt dans les plantations de sucre du Brésil ou de tabac de Virginie. Les paysans installés sur les terres que les propriétaires blancs ne mettaient pas en valeur étaient frappés d’un impôt tellement élevé qu’il était dans la pratique impossible de l’acquitter. Les statuts de fermier ou de métayer furent abolis, et seul celui d’ouvrier agricole fut reconnu. L’état poursuivit la création de réserves pour les noirs et commença à vider des territoires entiers de toutes populations colorées. Méthodiquement les Blacks Spots (les Points Noirs) étaient éliminés. L’armée encerclait les villages et les populations étaient déplacées par la force vers les réserves. Les communautés étaient déstructurées, les familles éclatées. Les hommes partaient travailler dans les mines de Johannesburg laissant derrière eux leurs femmes et leurs enfants qu’ils ne voyaient souvent qu’une fois par an, le temps de rentrer pour labourer les maigres lopins de terre qui restaient à leur disposition.
De 1948 à 1990 : l’Apartheid ou le racisme comme politique
L’apartheid ou développement séparé vise à permettre à chaque race de s’épanouir indépendamment l’une de l’autre selon ses propres qualités. L’arrivée en 1948 d’un gouvernement ultra-nationaliste va renforcer les dispositions visant à séparer définitivement les races et les ethnies les unes des autres. La politique de nettoyage des Points noirs s’intensifie. Son application est laissée aux soins des fermiers blancs qui organisent entre eux des milices paramilitaires pour désincruster leurs régions de toute présence colorée. Entre 1960 et 1983, ce sont plus de 3,3 millions de noirs qui ont été chassés de chez eux et parqués, selon leur ethnie dans des Bantoustans, états soit-disant libres, dont seule l’Afrique du Sud reconnaissait l’indépendance. Les conflits inter-ethniques entre Zoulous, Xhosa, Swazi et Ndebele, Sotho, Tswana, étaient attisés par la minorité blanche lui permettant de maintenir son pouvoir par la force. L’apartheid était également systématisé dans les zones urbaines. Les noirs étaient regroupés dans les bidonvilles (les townships) à la grande périphérie des villes toujours selon leur origine ethnique. Ils ne pouvaient prendre les mêmes bus que les blancs, ils ne marchaient pas sur les même trottoirs. Ce n’est qu’en 1986, soit il y à peine 16 ans, que la Loi d’Abolition du Contrôle des Flux (Abolition of Influx Control Act) mit un terme à ces évictions par la force. Il est vrai qu’à cette époque tous les Points Noirs avaient été proprement éliminés et qu’il n’était plus nécessaire de maintenir une législation qui rencontrait une opposition de plus en plus virulente dans les pays occidentaux.
L’Election de Nelson Mandela en 1994 met fin à l’apartheid politique sans apporter de réelle réponse à l’apartheid économique. Après avoir été emprisonné 27 ans, Nelson Mandela, un des principaux leader de l’ANC, est libéré en février 1991. Les massacres entre les Zoulous de l’Inkahata et les ethnies bantoues s’intensifient. Le pouvoir blanc ne fait rien pour les circonvenir. La répression des manifestations par l’armée aux mains des blancs est de plus en plus sanguinaire. Le pays est au bord de la guerre civile. Pendant trois années de rencontres et de ruptures Nelson Mandela et Frederick De Klerk vont négocier un processus de sortie de l’apartheid et d’instauration d’une démocratie pluriethnique. Le 10 mai 1994, Nelson Mandela est élu triomphalement. C’est le premier président noir de la République d’Afrique du Sud. Mandela met un point d’honneur à ne pas mettre en place une nouvelle politique de l’apartheid qui se ferai cette fois aux dépends des Blancs. Au cours des cinq années de son mandat il va se consacrer essentiellement à ancrer la démocratie dans son pays en évitant d’ouvrir les plaies entre les diverses communautés. La nécessité d’une plus grande justice sociale passe souvent au second plan derrière l’urgence de trouver un processus de réconciliation durable. Malgré la lenteur de l’amélioration de leurs conditions de vie dans les townships, les Sud-africains noirs votent massivement pour son successeur désigné M. Mbeki.
1999 – 2002 La montée des exaspération dans le monde rural…
Selon la Banque mondiale, en 2002, 83 % des terres agricoles et pratiquement la totalité des terres irriguées se trouvent aux mains des blancs. Les exploitations des fermiers blancs occupent une surface moyenne supérieure à 1.400 hectares, selon les données du Ministère de l’agriculture d’Afrique du Sud. En 1994, le parti de Nelson Mandela s’était engagé à mettre en œuvre un vaste programme de réforme agraire destiné à redistribuer en 5 ans 30 % des terres dont les paysans africains avaient été évincés depuis 1913. Cinq ans après et toujours selon la Banque Mondiale qui ne peut être taxée de partialité, seuls 3 % des terres ont effectivement été récupérées par les paysans noirs. Le fait que la collectivité soit tenue de racheter au prix du marché, aux fermiers blancs, les terres qu’ils ont purement et simplement volées il y a moins de vingt ans, provoquent l’exaspération des pauvres. Le gouvernement d’Afrique du Sud a fait siennes les politiques néo-libérales prônées par les institutions internationales (Banque Mondiale et FMI). Il accorde une subvention aux paysans sans terre proportionnelle à l’apport financier qu’ils sont en mesure de réaliser. La plupart des projets bénéficiaires du programme de réforme agraire ne couvrent que des surfaces très réduites qui ne permettent pas de dégager un revenu suffisant, au mieux elles permettent d’atteindre l’autarcie alimentaire. Le gouvernement accorde un don de 2000 € aux personnes qui sont en mesure de mobiliser 500 €, soit 20 % du coût total de l’opération.
La couche la plus défavorisée de la population se trouve de facto exclue des programmes d’installation. En effet, comme le montre une mission conjointe de Via campesina et de FIAN, les ouvriers agricoles sur les grandes plantations d’agrumes de la province du Limpopo, à la frontière du Mozambique, perçoivent un salaire mensuel de 30 €, alors que l’achat du maïs nécessaire à la consommation familiale du mois s’élève en moyenne à 25 €. Dans ces conditions, il leur est absolument impossible d’épargner le moindre centime et espérer un jour accéder à la propriété. ….et l’émergence du mouvement des Sans Terre. Face à la lenteur de la réforme agraire, les paysans sans terre d’Afrique du Sud s’organisent pour faire pression sur leur gouvernement. Le Landless People’s Movement (LPM) a émergé en juillet 2001. Malgré les intimidations continuelles de la police (73 des leaders du LPM ont été arrêtés et détenus pendant deux jours les 24 et 25 août 2002), le mouvement des sans terre a tenu son assemblée constitutive à Johannesburg du 26 août au 1 septembre 2002, devant plus de 5000 délégués venus des 9 provinces du pays. Sa principale demande porte sur l’expropriation, avec ou sans compensation financière, des grands propriétaires absentéistes blancs qui ne cultivent pas directement leurs domaines. En outre, le LPM dénonce la transformation de vastes étendues agricoles en parc zoologiques. Les Leaders du LPM exigent du gouvernement la mise en place d’un colloque sur l’accès au foncier avant la fin de l’année. S’ils n’étaient pas entendus, ils se disent prêts à suivre l’exemple du MST du Brésil et à commencer rapidement des campagnes d’occupation de terres et d’installation de familles de paysans.
L’accès à la terre au cœur des tensions en Afrique orientale et Australe
Le cas de l’Afrique du Sud, s’il est particulièrement exemplaire, n’en est pas pour autant unique. Le Kenya, l’Ouganda, la Namibie, le Mozambique, le Zimbabwe connaissent des situations similaires. Durant le période coloniale, les populations indigènes ont été déplacées manu militari pour faire de la place aux blancs qui appréciaient le climat sain des hauts plateaux de l’Afrique orientale et australe. Les aristocrates européens se lancèrent dans la culture du thé et du café. La Baronne danoise Karen Blixen dresse un tableau particulièrement imagé de cette époque, dans son livre "Out of Africa". Les guérillas d’indépendance dans les années 1960 virent l’avènement de gouvernements noirs qui dans la plupart des cas se contentèrent de se glisser dans le costume occidental laissé par leurs prédécesseurs. La plupart des plantations restèrent aux mains de propriétaires blancs ou passèrent dans celles de grands propriétaires noirs souvent issus de l’entourage de nouveaux dictateurs. Pendant quarante ans, la situation est pratiquement restée figée. Les populations qui avaient été déplacées par le pouvoir colonial ne reçurent aucunes compensations et continuèrent à s’entasser dans les zones les moins fertiles du pays ou dans les bidonvilles des capitales. Toute velléité de revendiquer un retour sur les terres tribales était immanquablement présentée comme une revendication ethnique susceptible de déstabiliser la nation. Elle était alors réprimée dans le sang. Depuis 5 ans les choses semblent évoluer. La société civile profitant des rares espace de démocratie s’organise. Au Kenya, le Kenya Land Alliance rassemble des associations de paysans sans terre qui revendiquent le droit au retour ou à des compensations financières. En Namibie, le Namibia National Farmer’s Union (NNFU) exige la mise en place d’une véritable réforme agraire. Via campesina a décidé d’envoyer une mission au Zimbabwe pour se faire sa propre opinion sur les expropriations de fermiers blancs par les hommes du président Mugabe
Jean-Marc Desfilhes