L’ACEUM dresse les populations rurales de chaque pays les unes contre les autres : Via Campesina Amérique du Nord
L’Accord de libre-échange américain (ALENA) a eu des effets dévastateurs sur les collectivités rurales des États-Unis, du Canada et du Mexique. Depuis le déplacement de millions de paysans et paysannes au Mexique et de leur migration forcée vers le nord à l’élimination imposée de certaines protections commerciales pour les fermiers et fermières du Canada et des États-Unis, le libre-échange des années 1990 s’est avéré profitable pour les multinationales, mais préjudiciable pour les travailleurs et travailleuses agricoles.
Au moment de l’entrée en vigueur de l’ALENA, en 1994, nous, les groupes membres de La Via Campesina (LVC), nous y sommes opposés. Nous considérons que sa nouvelle version, rebaptisée Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), constitue elle aussi une atteinte à la dignité des travailleurs, travailleuses et familles agricoles, des populations autochtones et des collectivités et territoires dans lesquels nous vivons. En fait, l’ACEUM aggrave la situation des ouvriers-paysans et ouvrières-paysannes à bien des égards. C’est pourquoi les groupes membres de LVC des trois pays touchés demandent à leur gouvernement respectif de voter contre l’ACEUM dans sa forme actuelle. Il est essentiel de rejeter l’Accord tel qu’il est pour nous permettre d’atteindre la souveraineté alimentaire.
Bon nombre des dispositions de l’ACEUM proposent des modifications aux politiques commerciales qui aggraveront les crises sociales, économiques et environnementales que traversent les collectivités rurales de l’Amérique du Nord. Les aspects problématiques de l’accord comprennent notamment : le fait de privilégier les intérêts des grandes entreprises par rapport à ceux des travailleurs et travailleuses et des familles agricoles; l’effort concerté pour nuire à la capacité du Mexique de protéger ses semences; les efforts pour miner les politiques publiques du Canada visant à soutenir l’agriculture à petite échelle et le manque de reconnaissance des revendications territoriales des peuples autochtones. En tant qu’organisme régional représentant les groupes membres de LVC en Amérique du Nord, nous dénonçons l’ACEUM, car il porte atteinte à la souveraineté alimentaire et tente de dresser les populations rurales des trois pays les unes contre les autres.
À titre d’exemple, l’ouverture proposée du marché canadien aux exportations de produits laitiers des États-Unis illustre clairement la politique de division de l’ACEUM. Dans les mois qui ont précédé la conclusion de l’Accord, le président Donald Trump s’est élevé contre le système de gestion de l’offre du Canada, dénonçant les protections douanières du système. Pendant ce temps, des producteurs laitiers canadiens ont effectué une série de visites chez leurs homologues américains, en particulier chez ceux du Wisconsin. Après avoir subi de longues années de déréglementation et de promotion des exportations ayant engendré une surproduction et une instabilité des prix, les Wisconsinois ont écouté avec enthousiasme leurs voisins du Nord parler de l’efficacité du système de gestion de l’offre canadien pour appuyer les fermes laitières familiales. En dépit des mécanismes d’intervention clairs qui existent aux États-Unis pour endiguer la crise laitière, les groupes d’exportations de produits laitiers américains ont louangé l’ouverture proposée des marchés canadiens, indiquant que cela offrait de nouveaux débouchés pour le lait américain – et, dans les faits, un nouveau marché où les grands producteurs laitiers pourraient couper l’herbe sous les pieds des petits producteurs. Les groupes membres de LVC savent qu’il en va autrement : la crise de surproduction qui sévit aux États-Unis découle du manque de soutien des prix et de l’absence d’un système de quotas. S’il y a un surplus de lait aux États-Unis, c’est en partie à cause de l’importation de concentrés de protéines laitières et d’autres poudres de lait. Sans compter que les conglomérats agroalimentaires manipulent régulièrement les prix, ce qui contribue à faire baisser les revenus des fermes et, souvent, à les rendre volatiles. Même si le système de gestion de l’offre canadien n’est pas sans failles, comme l’illustre la difficulté qu’ont les nouveaux producteurs à accéder au système de quotas, la solution aux problèmes des deux pays n’est pas de forcer l’ouverture du marché de l’un aux exportations de l’autre.
Les efforts de division de l’ACEUM sont aussi éloquents dans le défaut de l’accord de se pencher sur le caractère hautement exploiteur du travail agricole et des conditions inhumaines dans lesquelles les ouvriers et ouvrières travaillent. Aux États-Unis, l’administration de Donald Trump a choisi de criminaliser la situation des travailleurs agricoles migrants au lieu de lui accorder le respect qu’elle mérite. Le gouvernement américain alimente continuellement les craintes racistes à l’endroit des immigrants, qui, en réalité, ont le même amour pour la nourriture, l’agriculture et la vie familiale que les gens des collectivités rurales des États-Unis. Il est vrai que le nouvel accord comprend des dispositions claires sur les droits des travailleurs et travailleuses, ce que l’ALENA ne faisait pas. Mais ses dispositions sont loin d’être exhaustives, offrant une solution superficielle à des problèmes bien réels, comme le harcèlement en milieu de travail, le vol salarial et la pénalisation des travailleurs et travailleuses qui tentent de se syndiquer. Le nouvel accord procure certains avantages à la main-d’œuvre, mais ne comporte pas de mécanismes efficaces d’application (p. ex. : un secrétariat régional indépendant ou des exigences de certification) dans les situations où les droits des travailleurs et travailleuses sont violés, ce qui est souvent le cas – en particulier en ce qui concerne les travailleuses. Les nouvelles mesures de l’ACEUM en matière de violence et de travail des populations immigrantes sont même susceptibles de ne pas permettre de protéger adéquatement les droits des travailleurs et travailleuses, exposant les immigrants et immigrantes aux mauvais traitements. Une telle situation pourrait entraîner une baisse de salaire pour l’ensemble de la main-d’oeuvre du secteur alimentaire. L’ACEUM présente encore d’autres lacunes, notamment l’apparente faille qui rendrait difficile le respect des normes internationales de travail, ainsi que l’absence d’interdictions concernant le recrutement abusif de la main-d’œuvre. De plus, même si les dispositions de négociation collective seront théoriquement renforcées au Mexique, il est clair que le droit à la négociation collective des travailleurs et travailleuses des États-Unis fait l’objet d’attaques politiques depuis plusieurs décennies et continuera d’être assailli en vertu de l’accord proposé. Des hommes, des femmes et des enfants des deux côtés de la frontière États-Unis-Mexique, en particulier ceux qui vivent au Mexique ou qui en sont originaires, sont exploités dans les secteurs de l’agriculture, des services domestiques, des services de garde des enfants, de l’exploitation minière, de la transformation alimentaire, de la construction et du tourisme. L’ACEUM ne comporte aucune disposition pour assurer la dignité des travailleurs et travailleuses – une question cruciale pour la souveraineté alimentaire.
Par ailleurs, le nouvel accord ne prévoit aucune politique en ce qui concerne les salaires minimums vitaux des travailleurs, travailleuses et familles agricoles. Au cours des dernières décennies, la croyance selon laquelle l’agriculture d’exportation permet d’augmenter les salaires de tous a été démentie, nombre de fermiers et fermières ayant fait faillite et les travailleurs et travailleuses agricoles étant forcés de vivre dans des conditions inhumaines partout en Amérique du Nord.
Le secteur de l’agriculture sera également éprouvé en raison de la menace que fait peser le nouvel accord sur les semences. Déjà, on rapporte que l’approvisionnement de maïs du Mexique a été contaminé par des variétés génétiquement modifiées provenant de multinationales américaines. Ce problème est exacerbé par un autre accord international, celui de la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV).
Même si le Mexique a ratifié ce traité en 1978, il n’a jamais donné son aval à la version modifiée de 1991, qui favorise non seulement la privatisation des semences, mais prévoit des pénalités pour les fermiers et fermières qui conservent leurs semences entre les récoltes ou s’en échangent à l’extérieur du marché. Or, les grandes entreprises du Canada et des États-Unis qui pourraient vouloir augmenter encore davantage leur présence sur le marché nord-américain de l’alimentation risquent de forcer le Mexique à accepter la convention de l’UPOV de 1991, ce qui obligerait le pays à renoncer à une plus grande part de la richesse de son agriculture paysanne. Les fermiers et fermières du Canada peuvent témoigner du danger qui guette les semences en vertu de l’UPOV 91, leur gouvernement ayant récemment ratifié l’accord.
Cette menace à l’égard des droits des fermiers et fermières de gérer leurs semences illustre bien la façon dont l’ACEUM soutient les grandes entreprises aux dépens de la main-d’œuvre rurale. Plus précisément, l’accord permet aux entreprises d’intenter des poursuites contre les gouvernements si elles jugent certaines pratiques commerciales inéquitables. Cette disposition, qui vise à mettre en place un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, force chaque pays à ouvrir son marché aux grandes entreprises. Même si certaines modifications ont été apportées à cette disposition dans le nouvel accord, celle-ci crée tout de même de nouveaux outils pour permettre aux entreprises de contester les lois en matière de semences, de pesticides et de développement rural. D’ailleurs, ce genre de poursuites a déjà été intenté, notamment par l’entreprise Cargill, qui a poursuivi le gouvernement mexicain en justice – et qui a eu gain de cause – au sujet des tarifs imposés sur le sirop de maïs riche en fructose. Les groupes membres de LVC du Canada et des États-Unis appuient les paysans et paysannes du Mexique qui s’opposent à l’accroissement du pouvoir des entreprises dans le secteur de l’agriculture des trois pays.
Parallèlement, l’ACEUM contient une foule de détails sur l’ouverture des marchés canadiens aux exportations de produits laitiers américains, mais ne donne presque aucune explication sur la façon de calculer les émissions de carbone. Les changements climatiques sont une menace on ne peut plus réelle pour les fermiers et fermières, car le choix des cultures, les conditions de travail, la qualité du sol et les conditions météorologiques extrêmes ont une incidence sur la façon dont nos membres produisent les aliments que nous mangeons. De plus, l’ACEUM ne fait aucune mention de la protection de la souveraineté alimentaire autochtone. Il ne prévoit aucune mesure pour permettre aux collectivités autochtones du Canada et des États-Unis de faire valoir leurs droits issus des traités et leurs revendications territoriales ni aucune initiative publique pour abolir les pratiques de dépossession culturelle et matérielle des peuples autochtones. Le défaut d’aborder ces enjeux rend l’ACEUM fondamentalement incomplet.
Nous estimons donc, pour toutes les raisons susmentionnées, que l’ACEUM dans sa version actuelle doit être rejeté. L’accord divise les travailleurs et travailleuses des collectivités rurales – que ce soit les travailleurs et travailleuses agricoles, les peuples autochtones ou les familles d’agriculteurs – plus qu’il ne les unit face aux dangers très réels qui les guettent. Chaque jour, ces dangers ont des effets dévastateurs sur nos populations en raison des saisies de fermes, des pratiques d’immigration brutales et de la dépossession territoriale. Les dirigeants élus, soit Andrés Manuel Lopez Obrador au Mexique, Justin Trudeau au Canada et Donald Trump aux États-Unis, ont déjà donné leur appui à l’ACEUM et, ce faisant, ont indiqué clairement qu’ils feraient passer leur carrière politique et les intérêts des grandes entreprises avant les besoins vitaux des collectivités rurales. D’après notre analyse, qui est basée sur les expériences vécues de nos membres issus des collectivités rurales et qui sont au premier rang de la bataille sur le libre-échange, nous proposons aux trois pays de rejeter l’ACEUM. Seul le rejet de l’Accord dans sa forme actuelle nous permettra de travailler ensemble à la souveraineté alimentaire de l’Amérique du Nord. Il est temps pour les citoyens des trois pays de choisir leur camp : celui des grandes entreprises, qui ne cherchent qu’à s’enrichir, ou celui des gens des collectivités rurales qui nous nourrissent tous les jours.
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