La souveraineté alimentaire : 25 ans de construction
Par Jaime Amorim
(Brasília, 12 juin 2021) L’année même où La Via Campesina célèbre les 25 ans de la définition de la souveraineté alimentaire, de sa construction et de la lutte en son nom, l’Organisation des Nations unies (ONU) convoque un sommet qui réunira des chefs d’État, des membres d’entreprises et d’organismes privés et internationaux d’envergure ainsi que des représentant⋅es de l’agro-industrie pour discuter du processus des systèmes alimentaires.
Le Sommet sur les systèmes alimentaires (Food Systems Summit, ou FFS, en anglais) aura lieu en septembre 2021, pendant la semaine décisive de l’Assemblée générale des Nations unies. Il a été précédé d’un pré-sommet tenu à Rome à la fin juin 2021.
J’aimerais profiter de cette occasion pour aborder deux concepts qui se complémentent dans deux articles différents. Dans le premier, je traiterai du 25e anniversaire du débat pour la souveraineté alimentaire. Le second aura pour thème les contradictions de la tenue du Sommet sur les systèmes alimentaires, convoqué par le Secrétariat général des Nations unies. C’est d’ailleurs au cours de la décennie actuelle que l’ONU et ses états membres doivent concrétiser les activités et les mesures qu’ils se sont engagés à exécuter avant 2030, soit les objectifs définis dans le but d’atteindre les cibles de développement durable.
L’appel au Sommet sur les systèmes alimentaires a été lancé alors même que le monde traverse une pandémie qui a coûté la vie à plus de quarante millions de personnes, victimes de la Covid-19. Parallèlement, nous voyons croître le nombre des personnes qui souffrent de la faim, le taux de chômage, la misère et la violence comme conséquences de la crise.
La souveraineté alimentaire
C’est avec la fondation de la Via Campesina en 1993, ainsi que l’effervescence de 500 ans de résistance autochtone, noire et populaire, qu’a eu lieu la première conférence en Belgique. La Via Campesina naît comme une articulation mondiale des mouvements paysans. Lors de cette conférence, l’un des objectifs définis consiste à établir des relations solidaires entre les peuples, surtout entre les organisations paysannes. Un autre objectif, vu la diversité des paysan⋅nes dans le monde entier, vise la construction d’un modèle de développement agricole garantissant la souveraineté alimentaire du peuple comme un droit à la définition de sa propre politique agricole ainsi que la préservation de l’environnent et la protection de la biodiversité.
Par la définition de ces objectifs, et ce, dès son fondement, La Via Campesina dessine sans équivoque une stratégie qui s’oppose à l’agro-industrie, à la standardisation des cultures, au productivisme, à la monoculture et au modèle d’exportation agricole qui caractérisent le modèle de développement agro-industriel. Il est important de contextualiser ces idées en spécifiant qu’elles ne viennent pas d’esprits illuminés de quelques leaders paysans, ni de conseils d’organisations non gouvernementales (ONG) ayant participé à la conférence comme invités, mais bien des conditions politiques et économiques de l’époque.
C’est durant les années 90 que la mise en œuvre du modèle capitaliste dans le monde est la plus agressive. Principalement par l’intermédiaire du Fonds monétaire international (FMI), le néolibéralisme, mené par la soif de domination de ses acteurs sur les nations et les modèles de production agricole, impose aux États-nations des changements législatifs qui permettent une plus ample circulation des biens entre les pays grâce à la diminution des coûts et à l’élimination de restrictions et de barrières douanières.
Le néolibéralisme promeut l’ouverture totale des frontières pour permettre la libre circulation de marchandises. Il impose aux pays pauvres et en développement un processus qui limite l’intervention de l’État dans l’économie en lui infligeant des mesures comme la privatisation, surtout des services publics et des entreprises sous le contrôle de l’État.
Avec l’influence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’alimentation est transformée en commodité et négociée en bourse hors du contrôle des cultivateur⋅rices qui produisent les aliments. Cependant, les grandes entreprises internationales, la grande majorité étant nord-américaines ou européennes, parviennent à contrôler la production, l’agro-industrie, l’entreposage, la distribution et les prix. L’agro-industrie conquit de nouveaux territoires en promouvant la violence et la destruction des communautés paysannes à son profit et celui des sociétés, et ce, aux dépens de la souveraineté nationale.
La « souveraineté alimentaire » comme concept et porte-étendard de la lutte est défini lors de la deuxième conférence de La Via Campesina, tenue au Mexique en avril 1996, au même moment que le massacre d’El Dorado dos Carajas du 17 avril dans l’état de Para, au Brésil.
C’est dans le cadre de cette réunion, motivée par l’indignation profonde suscitée par le massacre et ses 19 morts, que le 17 avril est déclaré comme journée mondiale de la lutte paysanne. La souveraineté alimentaire alors définie s’oppose à la définition institutionnelle de l’ONU de la sécurité alimentaire, définie en 1985 dans le but de garantir le droit à l’alimentation à toute personne, qu’elle se trouve en contexte de guerre (civile ou non), de catastrophe ou de conflit. S’alimenter est un droit international pour quiconque; droit que les États et les organismes internationaux sont tenus de faire respecter.
Si ce concept était effectivement appliqué, il pourrait mettre fin à la faim dans le monde. Et pourtant, cette dernière reste l’un des plus grands problèmes, provoquée principalement par la concentration marquée de ressources entre les mains d’une minorité, alors que la grande majorité vit dans des conditions inhumaines bien en-dessous du seuil de pauvreté. La sécurité alimentaire ne régit pas les types d’aliments ni les conditions dans lesquelles les travailleur⋅ses agricoles les produisent. Ces dernières sont d’ailleurs souvent synonymes de coûts abusifs, de travail des enfants, d’esclavage, de destruction de l’environnement, de travail forcé de femmes et de jeunes ainsi que d’hostilité et de violence envers les familles paysannes expulsées des terres et des territoires dans le but d’ouvrir la voie à l’agro-industrie.
La souveraineté alimentaire, en construction depuis 25 ans, naît de l’idée qu’il ne suffit pas de simplement nourrir le peuple. Cette idée nous amène à réfléchir aux types d’alimentation, aux conditions de production et à la relation entre l’alimentation, les processus de production, l’environnement ainsi que les communautés locales et autochtones. La production alimentaire devrait promouvoir une relation de coexistence équilibrée avec l’environnement, incluant des conditions de travail dignes. La production alimentaire devrait appuyer l’idée que la nourriture produite doit être saine, exempte de produits chimiques et agrotoxiques et provenir de semences produites par les paysan⋅nes eux-mêmes.
Il existe un lien intrinsèque entre la souveraineté alimentaire et le débat portant sur le futur des régions rurales, y compris la façon de les développer, et sur le type d’aliments à produire. Pourquoi veut-on produire? Pour donner la priorité aux marchés locaux en accord avec une culture de consommation locale et régionale. Le concept de souveraineté nous permet d’élaborer une stratégie afin de contrer les politiques de l’OMC et les grandes entreprises qui contrôlent le marché de l’alimentation.
Pour La Via Campesina, la souveraineté alimentaire est plus qu’un concept, c’est une stratégie de développement et un mode de vie en région rurale. C’est un principe qui devrait guider les organisations travaillant avec des paysan⋅nes dans le monde entier. Définir la souveraineté alimentaire revient également à définir une stratégie de lutte. Durant ces 25 années de souveraineté alimentaire, plusieurs combats et campagnes ont été menés. Pensons entre autres à la lutte contre l’intervention de l’OMC dans la production et la vente de produits agricoles dans les années 90 en Europe.
Nous nous sommes mobilisé⋅es pour nous opposer aux semences génétiquement modifiées, aussi dites transgéniques, afin de défendre les semences en tant que « patrimoine de l’humanité ». Je me souviens d’un collectif international de femmes qui, lors du premier Forum mondial des peuples à Porto Alegre, a organisé une manifestation lors de laquelle un laboratoire de recherche de semences transgéniques de Monsanto a été détruit. À la suite de l’événement, La Via Campesina a affirmé sa position : « Les semences paysannes sont le patrimoine des peuples et au service de l’humanité. Elles doivent être préservées et produites par les paysan⋅nes comme ingrédient indispensable de la production d’aliments sains. »
Pour défendre la souveraineté alimentaire, plusieurs ont lutté à travers le monde entier. C’est le cas des paysan⋅nes indien⋅nes qui ont protesté, fin 2020, contre un gouvernement conservateur en pleine restructuration de politiques touchant les régions rurales dans l’intention d’ouvrir la porte à l’agro-industrie et aux entreprises agricoles étrangères. Pensons également à la lutte pour la mise au point d’un modèle de « bien-vivre » dans les régions rurales boliviennes, ou encore à la méthode « paysan à paysan » développée à Cuba pour augmenter la production agroécologique. J’aimerais maintenant conclure en soulignant l’apport de trois leaders qui ont marqué ces 25 dernières années et l’héritage qu’ils nous ont laissé en défense de la souveraineté alimentaire.
Rendons hommage à celui que l’on appelait Lee, Lee Kyung Hae, un agriculteur coréen de 55 ans qui s’est donné la mort le 10 septembre 2003, lors de la cinquième conférence ministérielle de l’OMC à Cancún (Mexique). Il portait alors une pancarte sur laquelle on pouvait lire « L’OMC tue les agriculteurs ». Lee a donné sa vie pour la cause, laissant derrière lui un message : « On meurt soit en se battant, soit affaibli par la faim, soit en perdant son identité paysanne. »
Rendons aussi hommage à notre camarade français bien en vie, José Bové. Cet acolyte historique de la lutte de La Via Campesina a mené les mobilisations du début du siècle en France pour défendre la souveraineté alimentaire contre l’influence de l’agro-industrie dans la production alimentaire.
Finalement, rendons hommage à Egídio Bruneto, qui nous a quittés trop tôt, victime d’un accident. Feu directeur du MST et membre de la coordination internationale de La Via Campesina, il s’est joint à la lutte pour défendre les semences paysannes comme patrimoine de l’humanité. D’ailleurs, chaque fois qu’il voyageait, il cachait dans ses poches ou ses bagages des semences qu’il offrait personnellement aux paysan⋅nes, d’un air conspirateur. À son retour, il répétait la même manigance. Il échangeait quelques semences, qui se comptaient parfois sur les doigts d’une main, et les distribuait aux militant⋅es en fonction du climat et de la région d’origine de chacune. Il nous aura enseigné à échanger et à globaliser les luttes comme les semences.
La souveraineté alimentaire est un droit du peuple à la définition de ses propres politiques agricole et alimentaire. C’est le droit à la production d’aliments et à l’accès à des aliments sains pour toutes et tous.
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La version originale de cet article de Jaime Amorim a été publiée sur Brasil De Fato le 12 juillet 2021. Jaime Amorim est membre du Comité international de coordination de La Via Campesina et membre du MST.
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