De retour du VIème congrès de la CLOC
Propos recueillis par Ulrike Minkner pour le journal d’Uniterre.
Alice Froidevaux, sympathisante d’Uniterre, a pu participer au 6ème congrès de la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC) de La Via Campesina (LVC). De retour en Suisse, elle partage ses impressions.
Comment cela se fait-il que tu sois allée à Buenos Aires au congrès de la CLOC?
Depuis 2013, je rédige ma thèse de doctorat au Centre Suisse-Amérique latine à l’Université de Saint-Gall. Ce travail a pour objet le phénomène des mouvements sociaux internationaux. Le cas du mouvement paysan La Via Campesina (LVC) me sert d’exemple. Géographiquement, j’ai limité mon projet à l’Amérique latine, ce qui est justifié par l’enracinement local du mouvement dans cette région. Au printemps 2014, lors d’un premier voyage, j’ai rencontré plusieurs organisations membres de la Coordination latino-américaine de La Via Campesina (CLOC-LVC). Grâce aux bons contacts que j’ai pu nouer à ce moment-là, j’ai reçu une invitation pour participer au 6ème congrès de la CLOC-LVC en avril 2015.
Ce congrès est organisé tous les quatre ans. Il s’agit d’une rencontre régionale des délégués de la CLOC-LVC provenant de tous les pays d’Amérique latine. Elle sert à définir la stratégie et l’agenda pour les années à venir. Participer à cet événement était pour moi une occasion extraordinaire pour mieux comprendre le travail de la CLOC-LVC.
Tu décris La Via Campesina comme «mouvement social», qu’entends-tu par là?
En sciences sociales, le terme de mouvement social est utilisé pour désigner un acteur collectif qui essaie d’amener un changement sociétal au moyen de stratégies de mobilisation et d’action. Ces mouvements peuvent avoir différents degrés d’organisation. Souvent, les débuts sont très ouverts et informels. Puis, avec le temps se développent des structures organisationnelles formelles; par exemple, une répartition des tâches et des responsabilités (délégués, sections, commissions) et une procédure d’admission de nouveaux membres.
La Via Campesina se bat à l’échelle internationale pour un changement sociétal fondamental: le mouvement s’oppose clairement au système patriarcal capitaliste et il lutte contre la politique économique et agricole néolibérale. Avec le concept de la souveraineté alimentaire, LVC propose un modèle antagoniste à la globalisation et à la libéralisation des marchés agricoles. Et bien qu’elle ait des structures organisationnelles claires et formelles, je préfère parler d’un mouvement, notamment pour souligner l’implication de la base, qui différencie LVC d’autres organisations telles les ONG. De plus, LVC se désigne elle-même comme un mouvement paysan international.
Quels sont les sujets traités par le 6ème congrès de la CLOC-LVC?
L’événement était organisé en trois parties avec la réunion des sections jeunesse, la réunion des sections femmes et le congrès en soi. La réunion des jeunes s’est penchée sur deux défis. D’une part, ils veulent une meilleure intégration des jeunes dans le travail et les procédures décisionnels de la LVC et d’autre part, ils veulent créer des alliances entre les mouvements de jeunesse ruraux et urbains. Le thème de la réunion des femmes était «sans féminisme, pas de socialisme». L’objectif principal était l’élaboration d’une définition du «féminisme paysan et populaire» (feminismo campesino y popular).
Lors du congrès de trois jours qui réunissait tous les délégués de la CLOC-LVC, il y avait, d’une part, des débats centrés autour de sujets particuliers, par exemple la réforme agraire, la souveraineté alimentaire, l’agro-écologie, les peuples indigènes, la migration, le travail salarié, les droits humains, etc. D’autre part, les discussions portaient sur des mécanismes internes, des stratégies dans le domaine de la communication et la formation (continue). Le tout était encadré par un discours politico-idéaliste omniprésent, marqué par l’idée de l’unité latino-américaine dans la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme et la vision d’un projet social d’avenir.
Le congrès s’est terminé avec une grande manifestation sous la forme d’une marche dans la ville de Buenos Aires, le 17 avril, journée internationale des luttes paysannes.
Quelle est la différence entre la CLOC-LVC et les organisations paysannes européennes comme la Coordination européenne Via Campesina?
J’y ai fait allusion juste avant: la CLOC-LVC a un discours beaucoup plus politico-idéaliste que les mouvements paysans d’Europe. Là-bas, l’opposition au système capitaliste est plus virulente que chez nous. Des concepts comme le socialisme ou la révolution font partie de la politique en Amérique latine, tandis qu’on essayera plutôt d’éviter ce genre de terminologie en Europe. Cette différence d’approche est liée aux développements historiques, politiques et sociaux de nos deux continents.
Il en va de même avec certaines thématiques et campagnes. Par exemple, la réforme agraire est encore tout en haut sur la liste des priorités en Amérique latine, alors qu’elle est moins d’actualité chez nous. La campagne de La Via Campesina «Stop à la violence contre les femmes» est beaucoup plus visible (avec des actions, etc.) dans les pays de l’Amérique centrale, où la violence – impunie – à l’encontre des femmes est encore plus répandue qu’en Europe.
Mais ce n’est pas que l’orientation de la CLOC-LVC qui diffère des organisations paysannes de l’Europe et de la Suisse. Le contexte de cette mobilisation est tout autre: dans beaucoup de pays d’Amérique latine, les activistes doivent affronter une répression violente. Ils sont victimes de menaces, d’intimidations, voire de meurtres, parce qu’ils défendent leurs droits.
La jeunesse est fortement représentée au sein de la CLOC-LVC – quelles sont leurs demandes?
Les jeunes luttent avant tout pour obtenir de réelles perspectives d’avenir en tant que (petits) paysans, ils se battent pour le maintien et la valorisation des cultures paysannes, indigènes et afro-latino-américaines. Un grand nombre de petites fermes vivent des difficultés économiques; il n’y a plus d’accès à la terre pour la production et par conséquent, la population rurale est obligée de travailler pour les plantations des entreprises multinationales à des conditions mauvaises. De plus, la profession de «paysan» est mal vue dans la société. On les qualifie de paresseux, stupides, rétrogrades et pauvres. Cette situation provoque un exode rural parmi les jeunes. Ainsi, la section jeunesse de la CLOC-LVC souligne l’importance d’une coopération entre les mouvements des jeunes ruraux et urbains; la migration vers les villes fait que ces deux groupes se mélangent.
À l’interne de la CLOC-LVC, les jeunes demandent une meilleure intégration dans tous les processus d’organisation et la participation aux décisions importantes. Ils ne veulent pas seulement marcher en première ligne lors d’actions et de manifestations pour donner une image active et dynamique au mouvement. Ils veulent participer.
Quelle est notre responsabilité à nous, membres de La Via Campesina, en ce qui a trait aux OGM, à la mondialisation ou encore aux traités de libre-échange?
L’objectif est que toutes les organisations membres de LVC réalisent les campagnes internationales en cours et qu’elles parlent de l’agenda de LVC dans leurs pays. Il est clair que les différents pays n’ont pas les mêmes préoccupations, mais il s’agit de reconnaître les liens dus à la mondialisation et au néolibéralisme dans la politique agraire et alimentaire. Donc, ce qui se passe à l’autre bout du monde nous concerne.
Les organisations membres de LVC dans les différents pays doivent décider de la «lutte» la plus appropriée à leur contexte local. Ainsi, Uniterre a par exemple choisi de lancer une initiative pour la souveraineté alimentaire. Je trouve cette démarche importante, puisqu’il montre que la souveraineté alimentaire n’est pas seulement un concept pour les pays en voie de développement. Nous avons tout aussi besoin d’un débat sur les droits des paysan-ne-s, des employé-e-s agricoles et des consommateurs-trices. Il s’agit de salaires et de prix équitables, de transparence sur les marchés, le renforcement des circuits de production et de commercialisation locaux, d’informations claires sur les produits, d’utilisation respectueuse des ressources, etc. Bien que l’initiative soit probablement trop «radicale» pour obtenir une majorité, on peut espérer qu’Uniterre réussisse à lancer le débat de fond nécessaire sur la politique agricole.
Quelles impressions fortes t’a laissé ce congrès?
C’était l’atmosphère générale de ce congrès qui m’a impressionnée. Il y avait environ 1’000 participant-e-s. Tant d’activistes engagés et motivés réunis – des personnes courageuses avec des histoires intéressantes – cela a créé une ambiance débordante d’énergie. De plus, le congrès était acoustiquement très fort, dans le sens positif du terme. Souvent, on scandait des slogans ou on chantait ensemble. La musique (spontanée et planifiée) avait beaucoup de place, allant des tambours brésiliens à la musique indigène traditionnelle en passant par le pop-rock argentin.
Les Místicas sont également très particulières, elles font quasiment partie de la culture de LVC. En fait, il s’agit de petites représentations scéniques qui racontent des histoires de la lutte paysanne. Elles mettent en scène des valeurs paysannes et indigènes. Les Místicas servent notamment à renforcer la cohésion et l’esprit combattif. Elles encadrent le programme au début et à la fin des journées. Soulignons encore que les femmes jouent un rôle central lors de la préparation de ces Místicas.
Qu’est-ce que tu retiens de ce congrès pour ta vie professionnelle et privée en Suisse?
Pour la rédaction de ma thèse de doctorat, il est très important que je ne perde pas le lien avec la pratique. Je ne voudrais pas simplement écrire un travail scientifique sur La Via Campesina dans mon bureau, mais suivre le mouvement pour comprendre son fonctionnement et la façon de travailler de ses membres. Ainsi, la participation à ce congrès était une expérience très enrichissante pour mon travail.
Et puis, j’ai appris beaucoup de choses pour ma vie privée; j’ai fait la connaissance des personnes intéressantes et dignes d’admiration et j’ai noué des amitiés. Le courage de ces personnes qui défendent inlassablement leurs droits, souvent au péril de leur vie, ça m’a beaucoup impressionnée. Et ça m’a inspirée pour apporter ma propre contribution ici en Suisse: je consomme de façon plus consciente, je récolte des signatures pour la souveraineté alimentaire, je participe aux manifestations internationales contre Monsanto… Dans un monde mondialisé, nous avons besoin de solidarité internationale pour provoquer des changements. Selon le solgan de La Via Campesina: «globalisons la lutte pour globaliser l’espoir!»