Pays Bas : Conférence « Voedsel anders » (l’Alimentation Différente)
Discours de Hanny van Geel, Coordination Européenne Via Campesina lors de la conférence “Voedsel anders” des 21 et 22 février 2014 à l’Université de Wageningen
(Un petit film sur cette conférence est visible en anglais et en néerlandais sur via campesina TV)
(Wageningen, 21 février 2014) Merci d’être venu tellement nombreux! La question de comment donner forme au système alimentaire, sa production et sa consommation, est un sujet qui relie tellement de personnes et les rassemblent ici. C’est génial que tellement de personnes se sentent concernées par ce sujet. Merci de me donner l’opportunité de représenter La via Campesina ici à Wageningen et de pouvoir raconter l’histoire des paysans et des paysannes. Quand on parle d’agriculture et de nourriture, les paysans jouent une place centrale (à côté des pêcheurs, bergers et populations indigènes, et actuellement aussi les paysans urbains, tout le monde qui produit de la nourriture). Je me sens privilégiée de pouvoir parler ici en leurs noms.
La Via Campesina signifie le chemin du paysan, mais aussi la voie paysanne. La Via Campesina a été fondée en 1993 par des paysans et des paysannes. Maintenant que la politique agricole et l’agrobusiness s’internationalisent de plus en plus, ils pensaient qu’une organisation paysanne mondiale devait y faire face.
La Via Campesina représente 200 millions de paysans, 164 organisations paysannes dans 73 pays. Ce ne sont pas des fermiers agro-industriels qui parlent la langue de l’agrobusiness, mais bien des petits paysans qui veulent principalement cultiver/produire pour leur propre région et pas pour le marché mondial. La Via Campesina est reconnue comme un protagoniste dans les débats sur l’agriculture et l’alimentation. La Via Campesina est écoutée par des institutions tels que la FAO et les Nations unies, le Conseil des droits de l’homme, et LVC est largement reconnue par d’autres mouvements sociaux au niveau local et mondial. En Europe il y a la Coordination Européenne Via Campesina (ECVC), une organisation de 27 organisations paysannes européennes de 20 pays. Le Nederlandse Akkerbouw Vakbond (NAV) est membre de ECVC. Et moi je suis membre du conseil de la ECVC au nom du NAV.
Le thème de ces deux jours est l’Alimentation Différente, La question est : l’Alimentation Différente, différente de quoi?
J’ai toute ma vie été liée à l’agriculture, d’abord comme fille de paysanne et plus tard en tant que paysanne. J’ai vécu bien des changements dans l’agriculture. Avec les 20ha de prairies et de cultures de mon père et ses 20 vaches laitières, quelques taureaux, cochons et poules, nous vivions en famille avec 6 enfants et ma mère au foyer.
Mon frère a maintenant 4 fois plus de terres agricoles, plus d’animaux, une fertilisation externe, une exploitation fortement mécanisée, avec de grands dépôts. Il a racheté une ferme avec terres et bâtiments. L’exemple même de l’agriculteur entreprenant (et je dois dire qu’il est un bon agriculteur et qu’il est entreprenant). Sa femme aide au travail à la ferme et a un emploi en dehors, parce qu’elle a envie, mais aussi parce que 2 revenus sont nécessaires.
J’ai aperçu ces changements aussi dans d’autres exploitations. Il y a quelques années, quand j’ai à nouveau visité une entreprise de vaches laitières, j’étais fort surprise. Ces vaches… elles avaient l’air très différentes de celles d’avant, c’était pour moi des pis ambulants, avec un semblant de vache autour.
Si vous allez dans le Brabant Oriental, vous y voyez les étables aux portes fermées hermétiquement, en sachant qu’il y a des centaines, voire des milliers d’animaux dedans. C’est quand même fort différent des animaux dans les fermes de ma jeunesse. Je mange consciemment moins de viande et je pense que tout le monde devrait respecter le fait qu’il y a un animal qui est tué pour nous servir de nourriture. Un cochon est quand même différent d’une pomme de terre.
Avec mon premier mari j’avais une exploitation de grande taille spécialisée dans les cultures arables biologiques. Pourtant c’est aussi devenu une entreprise fortement mécanisée, 200 ha en collaboration avec des voisins, où de la main d’œuvre roumaine vient aider en été. De jeunes parents qui laissent leurs enfants chez leurs grands-parents pour venir gagner de l’argent aux Pays-Bas. J’avais également des sentiments mitigés envers cela. « L’agriculture aux Pays-Bas aujourd’hui est une réussite d’un certain point de vue. Tournée vers l’exportation, elle revendique avec fierté son rang de 2ième exportateur mondial. » Les Pays-Bas construisent sur les succès du passé. Déjà à l’âge d’or, les bases ont été jetées d’une réussite universellement reconnue pour les Pays-Bas dans le commerce mondial. Mais déjà à ce moment-là nos richesses et notre prospérité s’appuyaient sur des sacrifices d’autres peuples.
À une conférence mondiale en Thaïlande à propos de l’agro-écologie, on était des paysans et des paysannes du monde entier. Des paysans d’Indonésie nous ont raconté, comment depuis la colonisation et l’indépendance, alors que leur pays était toujours considéré comme pays pauvre, les investisseurs étrangers venaient en masse voler leurs terres (agricoles) et leurs eaux de pêche. Lors de cette rencontre, un homme afro-américain nous a aussi raconté comment ils essayaient d’émanciper les paysans afro-américains. Après avoir travaillé des générations en tant qu’esclaves, ils ont encore aujourd’hui des difficultés à travailler un petit bout de terre pour eux-mêmes. À ce moment-là j’ai réalisé qu’en tant que Néerlandais nous avions joué un rôle néfaste dans l’histoire personnelle de ces deux personnes. Nos richesses et notre prospérité se sont faites sur base de sacrifices d’autres parties du monde et ces personnes-là vivent encore aujourd’hui dans une position défavorisée considérable par rapport à nous.
Revenons à notre position exportatrice. En fait, nous utilisons encore toujours la longueur d’avance que nous avions acquise. Je le compare un peu au jeu des Colons de Catane auquel j’ai souvent joué avec mes enfants. Dans le jeu, si tu as un peu de chance au début du jeu et que tu arrives à bien te positionner stratégiquement, tu ne peux plus perdre. Il faut faire en sorte d’avoir des matières premières et quelques ports d’où tu peux t’approvisionner et échanger des biens. Tu crées de cette façon une machine qui te rapporte des sous et quand ça commence à rapporter, tu achètes prudemment encore quelques bâtiments et positions qui rapportent encore plus d’argent. À ce moment-là tu ne peux plus perdre ta position.
Comme dans la vraie vie. Les Pays-Bas sont dans cette position privilégiée. Grâce à l’expansion de l’Union Européenne, les entreprises agricoles néerlandaises, mais aussi l’industrie alimentaire et les supermarchés ont vu leur part de marché grandir dans ces pays. Nos petites coopératives agricoles d’autrefois, qui servaient à l’émancipation des petits paysans et à augmenter la prospérité dans les petits villages ruraux, sont maintenant des multinationales qui éliminent la concurrence des paysans du Sud et des pays de l’Europe de l’Est. Ce schéma n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Europe.
Depuis que je suis membre du conseil de la Coordination Européenne de Via Campesina, j’ai eu des contacts avec des organisations agricoles et des paysans du monde entier. C’est inspirant de voir la biodiversité présente dans l’agriculture. D’être sur des terres en Thaïlande sous 40 degrés, où des paysans pleins de fierté nous racontent comment en compostant et avec leurs propres semences, ils ont énormément augmenté leurs récoltes de riz, sans aide externe, et comment ils sont en train de créer une coopérative. L’ironie voulait que pour le pique nique de cette visite on recevait une brique de lait de Campina Friesland. Mais c’est comme cela que les coopératives néerlandaises fonctionnent…
Autres exemples de cette diversité : – sur une montagne à Bilbao au Pays Basque, un agriculteur peut vivre des légumes qu’il cultive sur 1 hectare et qu’il commercialise aux marchés des villages avoisinants.
– À Rome, les paysans d’une agglomération ont un centre où ils apportent leurs produits et où ils vendent dans une coopérative.
– En Norvège les paysans transforment leurs produits à la ferme en saucisses conservables, fromages et autres produits pour pouvoir approvisionner les gens pendant les longs hivers.
– En Zélande, il y a aussi des paysans passionnés dont les systèmes d’ensemencement requièrent moins de semences. Pendant qu’on les écoute au milieu d’un champs de cette magnifique vieille culture, qu’est l’épeautre, à hauteur d’épaule, droit comme un i, sans pulvérisation, c’est tout simplement magnifique.
Ce sont tous des exemples de production alimentaire qui sont en lien avec les communautés de la région, en campagne et où les femmes jouent un grand rôle. Une production alimentaire qui respecte le sol, l’eau et la biodiversité. Une production alimentaire avec des cultures, des animaux et des variétés locales adaptées au climat local. Une grande biodiversité.
Saviez-vous que 70% de la population mondiale vit de la nourriture qui est produite, de cette façon, par 50% de la population mondiale (qui sont de petits paysans, bergers, pêcheurs et des populations indigènes). Ils n’utilisent que 30% des ressources naturelles (terres, eau). Cette nourriture est saine, non traitée et d’une grande valeur nutritive. Saviez-vous que l’agriculture industrielle utilise 70% des ressources naturelles (terres, eau), pour nourrir 30% de la population mondiale, et que deux tiers de la nourriture produite est gaspillée entre le champ et l’assiette ! Cette nourriture malsaine et traitée cause des épidémies d’obésité, des cancers et des maladies cardio-vasculaires.
L’Alimentation différente, différente de quoi?
La production alimentaire qui pourvoit 70% du monde en nourriture saine est probablement la norme, tandis que l’agriculture industrielle qui n’existe que depuis 100 ans est sans doute celle qui diffère de la norme. La première existe depuis des milliers d’années.
Aujourd’hui, la taille moyenne des entreprises agricoles en Europe est de 24 ha pour les 15 anciens états-membres, et de 7 ha pour les 12 nouveaux états-membres. Ces dernières petites entreprises utilisent peu, ou pas d’intrants externes. Saviez-vous que les 10 dernières années, rien qu’en Europe, 25% des fermes ont disparu et que ce processus continue à une vitesse effrayante? Cela a comme conséquence l’abandon des campagnes, avec les grands investisseurs locaux et étrangers qui rachètent les terres (les pays candidats à l’UE sont obligés de laisser les investisseurs étrangers acheter leurs terres). Ce ne sont pas seulement les terres qui sont convoitées, mais aussi les sources d’eau qui tombent sous le contrôle de grandes entreprises et leur permettent de faire de gros profits par la vente d’eau en bouteille ou la vente d’électricité produite par les centrales.
Les petits paysans ne peuvent plus produire de nourriture, les villages se vident, les marchés locaux disparaissent et la consommation se concentre dans les supermarchés. Tandis que l’économie locale devient exsangue, les travailleurs migrent pour aller travailler dans de grandes entreprises agricoles nord européennes orientées vers sur l’exportation. Les travailleurs migrants et les saisonniers sont le moteur du succès de l’exportation agricole des Pays-Bas. Le processus de disparition des petites fermes est déclenché par des multinationales de l’industrie agroalimentaire, par le secteur de la grande distribution, par les entreprises semencières et phytosanitaires qui exercent un contrôle considérable sur les gouvernements aux niveaux Européen et national. Comme le dit DSM, quand tu n’as plus de vaches, tu achètes du lait; avec chaque agriculteur qui s’arrête de produire, un consommateur se rajoute.
Les lois sur les semences, mais aussi d’autres lois, sont dictées par les grandes entreprises à la Commission Européenne. Ceux qui maîtrisent les implications de ces lois, sont les juristes de ces mêmes entreprises, et les fonctionnaires qui travaillent depuis des années sur ces dossiers. Le travail des ONG, sans parler des petites organisations paysannes pour pouvoir comprendre les enjeux et savoir comment réagir pour conjurer les menaces auxquelles elles sont confrontées est immense. Il faut décortiquer des tonnes de papiers pleins de jargon complexe.
Puis il y a le lobby. Les grandes entreprises ont des bureaux entiers de lobbyistes. Ils en ont les moyens. C’est un combat très inégal et pour un paysan ou un citoyen il est en fait impossible de contrer cela. Heureusement, il y a de plus en plus d’ONG qui collaborent avec la Coordination Européenne Via Campesina. Pourtant, nous ne faisons pas encore le poids face à l’influence des multinationales. Ils disposent de la machine à sous et tiennent les positions stratégiques comme dans le jeu des Colons de Catane. Un avantage qu’ils exploitent pour leurs intérêts. L’institution et les mécanismes les plus puissants des multinationales sont l’OMC et les accords de libre-échange. Depuis plus de 20 ans, ils servent avec succès à éliminer de manière systématique toutes les restrictions et réglementations pour les entreprises.
Aujourd’hui, un accord de libre-échange se négocie entre les États-Unis et l’Union Européenne. Un processus antidémocratique avec de lourdes conséquences pour chaque citoyen dans L’UE. Les NTB – barrières non tarifaires -, ou ce qui protège le citoyen et la nature, devront être sacrifiées pour faire place au commerce. Le monde est gouverné par des grandes entreprises, leurs tentacules sont entrelacées avec la politique et les institutions de recherche. Leur influence s’étend grâce à l’aide des banques et des juristes. Grâce à l’ISDS (investor state dispute settlement) les entreprises peuvent traduire des gouvernements nationaux en justice devant un tribunal global quand ils pensent que leur gains actuels ou futurs sont affectés par une loi ou une réglementation nationale. Cette règle a déjà été appliquée à d’autres pays par des entreprises Européennes. Une des conséquences des accords de libre-échange avec les États-Unis qui sont en cours de négociation, est que la CE pourra bientôt être traînée devant le tribunal par Monsanto.
La réglementation sur les substances admises dans l’alimentation est plus sévère en UE qu’aux États-Unis. En Europe par exemple les hormones sont interdites dans la viande et le lait, tout comme les résidus de pesticides qui ne sont pas permis en UE. La présence d’OGM dans les produits de consommation doit être mentionnée.
Ce sont les droits démocratiques de la population européenne qui sont menacés par le pouvoir déjà beaucoup trop grand et inégal des multinationales. Il se passe des choses partout dans le monde qu’on pourrait qualifier de criminelles et qui restent impunies. Pensez à la crise bancaire. Les avantages fiscaux pour les grandes entreprises. Les entreprises polluent l’environnement, exploitent des personnes. Ce système est malade, sans solidarité avec seulement la quête du profit pour certains. Et nous continuons à le maintenir….Je parle de ceci parce que l’agriculture fait partie de ce système économique mondial. Beaucoup d’argent se gagne avec l’alimentation. L’alimentation devrait être un droit humain fondamental et est devenu du big business et objet de spéculation.
Bien que la première conférence alimentaire mondiale des Nations unies en 1963 concluait que « nous avons les moyens et les capacités d’éradiquer la faim et la pauvreté du monde, en une génération, nous avons seulement besoin de la volonté de le faire », chaque minute, encore et toujours, 11 enfants meurent de faim. Encore et toujours. Apparemment, jusqu’à présent il n’y a pas eu suffisamment de volonté. Mais moi qui suis née en 1961 et qui compte encore rester encore un petit temps en vie, je crois que quelque chose ne tourne pas rond.
Sur la terre entière il y a des initiatives magnifiques de personnes qui font les choses différemment, qui ne veulent pas rester dans le système. Des personnes, quelque fois par nécessité, commencent leur propre système. Nous ne devons pas réinventer tout cela, les exemples existent déjà.
Et nous sommes aujourd’hui, ici, à l’Université de Wageningen.
Les graines sont semées et germent drues. Avec l’attention et le soin nécessaire, nous pouvons cultiver ces plantes potentiellement pleines d’avenir. Si nous sommes conscients que nous sommes connectés les uns aux autres, que nous ne sommes pas seuls (face à ces problèmes), alors je suis convaincue que ma génération sera témoin d’une alimentation qui aura retrouvé sa fonction première: nourrir toutes les personnes avec une alimentation saine, laisser prospérer les communautés, en harmonie avec – et en faisant partie de la nature, dans toute sa variété et beauté.
C’est alors que nous pourrons parler d’’alimentation différente….