Les défis de la numérisation pour l’agroécologie paysanne du point de vue de l’ECVC

Quelles sont les implications de la numérisation sur un système alimentaire juste ? Nous proposons 25 recommandations pour garantir que la numérisation dans l’agriculture ne renforce pas le pouvoir des grandes entreprises ou ne vienne pas exacerber les inégalités existantes. L’adoption de ces recommandations est le seul moyen pour que la numérisation soit le moteur de la souveraineté et la sécurité alimentaire. Elles aideront aussi à répondre aux crises environnementales et sociales en mettant la priorité sur les besoins des petits producteurs alimentaires.
Quel est l’impact de la numérisation sur un système alimentaire juste ?
Présentée comme une solution transformatrice, la numérisation de l’agriculture repose sur l’utilisation généralisée d’outils numériques tels que l’intelligence artificielle, la science des données ou la biotechnologie pour cartographier les terres, stocker des informations et créer de nouveaux systèmes numériques de gestion agricole. Toutefois, loin de profiter aux petit·e·s producteur·ice·s alimentaires, cette tendance sert de plus en plus à renforcer le pouvoir des grandes entreprises et à faciliter la financiarisation de la nature à travers des mécanismes nocifs tels que les crédits carbone et biodiversité. Ces approches transforment les écosystèmes en actifs échangeables et menacent l’autonomie ainsi que les moyens de subsistance des paysan·ne·s.
Même si ces technologies pourraient contribuer à améliorer les pratiques agricoles, leur mise en œuvre actuelle constitue souvent un outil de concentration du pouvoir économique. De grandes entreprises agroalimentaires, appuyées par des accords de libre-échange et des politiques publiques inadéquates, utilisent la numérisation pour renforcer leur contrôle sur la production et la distribution alimentaires, marginalisant les petit·e·s producteur·ice·s et menaçant la souveraineté alimentaire. Cette domination numérique privilégie le profit au détriment des personnes, tout en décourageant les pratiques agroécologiques, pourtant essentielles à des systèmes alimentaires durables. Par ailleurs, elle alimente un impérialisme des données, où les informations extraites des communautés paysannes sont monétisées sans consentement ni juste retour.
L’ECVC propose l’agroécologie comme une réponse à la fois politique et concrète à ce modèle.
L’agroécologie valorise les savoirs paysans, les principes écologiques, l’équité sociale et l’autonomie locale, plutôt que l’imposition de solutions technologiques. Si les outils numériques peuvent faciliter les échanges de connaissances et aider les paysan·nes à faire face aux défis climatiques, ils doivent les autonomiser plutôt que leur imposer des solutions externes. L’ECVC reconnaît que la numérisation peut soutenir l’agroécologie, mais alerte sur les technologies qui compromettent l’autonomie des producteur·ice·s à petite échelle et renforcent le contrôle des entreprises.
En plaçant au centre les droits et les besoins des paysan·ne·s, et en promouvant l’agroécologie ainsi que la souveraineté alimentaire, on peut faire en sorte que la numérisation serve à renforcer le pouvoir d’action de ces acteur·ice·s clés des systèmes alimentaires, plutôt que de les exploiter ou de les remplacer par des technologies déshumanisantes.
C’est pourquoi l’ECVC propose 25 recommandations pour faire en sorte que la numérisation de l’agriculture renforce la souveraineté alimentaire et soutienne les droits des petit·e·s producteur·ice·s, au lieu d’accentuer les inégalités existantes et de consolider le pouvoir des grandes entreprises. Ces mesures peuvent également contribuer à répondre aux crises environnementales et sociales, tout en plaçant les besoins des petit·e·s producteur·ice·s alimentaires au cœur des priorités.
Une technologie au service des paysan·nes, et non l’inverse
L’ECVC appelle à la mise en place de politiques publiques qui encadrent l’usage des technologies de manière responsable, établissent des limites claires fondées sur le principe de précaution, et garantissent que les paysan·nes gardent le contrôle de leurs outils et de leurs données. Ces politiques doivent veiller à ce que les bénéfices de la numérisation soient répartis de manière équitable. Cela implique notamment :
- La promotion de la transparence et de la responsabilité chez les fournisseurs de technologies
- Le renforcement des régulations pour atténuer les risques écologiques liés à la numérisation de l’agriculture
- Le soutien aux pratiques qui favorisent la biodiversité, la santé des sols et la préservation de l’eau
- La défense des droits des paysan·nes et de la souveraineté alimentaire
L’ECVC appelle les décideur·euses politiques, les communautés et tou·tes les acteur·rices concerné·es à se solidariser avec les paysan·nes, en adoptant l’agroécologie non pas simplement comme une alternative, mais comme la voie vers un avenir juste et durable. La construction de la souveraineté alimentaire nécessite une action collective, l’autonomisation des communautés rurales et un engagement fort en faveur des principes qui redonnent le pouvoir à celles et ceux qui nourrissent le monde.
Les 25 recommandations de l’ECVC sur la numérisation
- Préserver et promouvoir les savoirs paysans par des approches participatives impliquant les paysan·nes et les communautés locales. Réaliser des évaluations complètes des risques des outils numériques.
- Adopter le principe de précaution pour protéger les écosystèmes et les paysan·nes des risques potentiels.
- Protéger les droits des paysan·nes et des travailleur·se·s, avec un soutien technique ciblé pour l’agroécologie.
- Assurer la transparence des algorithmes en interdisant les protections de propriété intellectuelle (PI), les verrous numériques ou toute autre restriction.
- Garantir la propriété des données par les paysan·nes ; interdire la collecte automatique ou non informée des données.
- Reconnaître les informations numériques de séquence (IDS) comme faisant partie des ressources biologiques, et non soumises aux droits de PI.
- Reconnaître les IDS des ressources génétiques végétales comme faisant partie des ressources génétiques végétales.
- Respecter les droits des paysan·nes en vertu de l’article 9 de l’ITPGRFA (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture) ; appliquer des régulations strictes sur les OGM et les semences.
- Rendre les États responsables de la collecte des paiements pour le partage des bénéfices en vertu de l’ITPGRFA.
- Protéger le contrôle des producteur·ice·s à petite échelle sur les données ; empêcher l’exploitation par les entreprises.
- Éviter les marchés du carbone et de la biodiversité.
- S’abstenir de promouvoir l’agriculture carbone et les compensations de biodiversité ; soutenir directement l’agroécologie.
- Développer des politiques technologiques responsables et centrées sur les personnes, qui privilégient l’autonomie des paysan·nes.
- Réorienter les subventions de la PAC (Politique Agricole Commune) pour soutenir les producteur·ice·s à petite échelle et les pratiques agroécologiques.
- Réviser les cadres politiques fonciers pour éviter l’accaparement des terres par la numérisation.
- Assurer que les outils numériques liés à la gestion foncière préviennent la légitimation illégale des terres et protègent les producteur·ice·s à petite échelle.
- Renforcer les régulations des systèmes cadastraux numériques pour garantir la transparence et la responsabilité.
- Mettre en œuvre des évaluations des impacts sur les droits humains pour tous les projets de gouvernance foncière numérique.
- Réguler les marchés fonciers numériques pour éviter la spéculation et les inégalités.
- Soutenir les jeunes et nouveaux paysan·nes dans les politiques foncières numériques.
- Protéger les droits des travailleur·se·s et garantir un accès équitable aux avantages numériques.
- Soutenir la mécanisation alternative à travers des outils open-source et des marchés de matériel d’occasion.
- Promouvoir les réseaux alimentaires régionaux et les circuits courts pour renforcer la souveraineté alimentaire.
- Lutter contre les monopoles dans les secteurs agricoles et alimentaires.
- Fournir un accès à Internet rapide, abordable et fiable, en tenant compte des inégalités de genre et de pouvoir.
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