Inde : Alors que les prix des récoltes s’effondrent et que la pression foncière monte, les paysan·ne·s du Karnataka se tournent vers la vente directe – ‘Notre récolte, notre prix, notre résistance’

Ces dernières semaines, les petits·es agriculteur·rice·s du Karnataka, dans le sud de l’Inde, sont confronté·e·s à un effondrement brutal des prix des cultures. Dans les districts du nord, notamment à Belagavi — où plus de 6 200 hectares sont consacrés à la culture de la tomate — l’inquiétude est particulièrement forte. Les prix sont tombés à seulement 10 à 16 dollars américains pour 100 kilos (soit un quintal), ce qui est bien inférieur aux coûts de production.
Selon les paysan.nes, une récolte exceptionnelle due à de bonnes pluies a provoqué cette crise inattendue. Alors que l’été est généralement synonyme de hausse des prix pour les fruits et légumes, cette saison a vu un excès de tomates sur le marché, entraînant une chute des prix.
Dans le district de Kolar, l’une des principales régions productrices de légumes, les tomates se vendent à peine à ₹2-₹5 le kilogramme (environ 0,02-0,06 USD). De nombreux·ses petits·es producteur·rice·s préfèrent désormais laisser les tomates pourrir dans les champs : les récolter n’a tout simplement plus aucun sens économique.
Un paysan de Kolar a déclaré au journal The Hindu que les prix actuels ne couvrent même pas la moitié des coûts de production.Les prix chutent depuis six mois, la baisse la plus forte ayant été enregistrée ces dernières semaines. La surproduction, la concurrence des États voisins et des problèmes de qualité ont tous contribué à cette crise.
Nalini Gowda, de la Karnataka Rajya Raitha Sangha (KRRS), l’association des paysans de l’État, a indiqué que, bien que la production ait été élevée cette année, les rendements sont restés irréguliers ces dernières années en raison de la maladie de l’enroulement des feuilles, localement appelée bingi.
Au-delà des problèmes liés aux cultures, les paysan.nes soulignent des difficultés plus profondes et structurelles : des politiques publiques d’achat inefficaces et un relâchement progressif de la régulation gouvernementale des mandis (marchés agricoles publics) aggravent encore la situation.
Chukki Nanjundaswamy, du KRRS, a averti que les paysan·ne·s de tout l’État ont du mal à recouvrer les coûts de base de leurs cultures. Et il ne s’agit pas seulement des tomates : les paysan·ne·s du sud du Karnataka signalent des baisses de prix similaires pour des cultures comme le gingembre et les pois d’Angole (toor dal).
En réponse, le KRRS a organisé à la mi-avril une initiative de commercialisation directe de trois jours à Bengaluru, la capitale de l’État. Cet événement local a permis aux paysan·ne·s d’éviter les intermédiaires et de vendre directement aux consommateur·rice·s — une première pour beaucoup.
Jaychandra Sharma, l’un des organisateur·rice·s, a indiqué que d’autres initiatives de ce type sont prévues :
« Nous voulons réduire la dépendance vis-à-vis des intermédiaires dans la chaîne d’approvisionnement. Les paysan·ne·s ne gagnent presque rien, alors que les consommateur·rice·s en ville paient cinq à dix fois plus. »
Les intermédiaires affirment que la hausse des prix du carburant et des coûts de transport justifie ces tarifs élevés en zone urbaine. Mais pour les paysan·ne·s, ce n’est qu’un maigre réconfort alors qu’ils·elles s’enfoncent dans la spirale de l’endettement.
Pendant ce temps, une autre pression se fait sentir : l’acquisition de terres pour le développement immobilier et industriel. À mesure que Bengaluru s’étend, les terres agricoles fertiles sont englouties par des logements de luxe et des zones économiques spéciales. Les paysan·ne·s sont poussé·e·s à vendre — souvent à des prix insoutenables.
Un paysan, vendant des citrouilles dans la zone de commercialisation directe, a exprimé sa frustration :
« La chute des prix nous piège dans un cycle d’endettement. Puis viennent les requins de terres. Ils nous pressent de vendre, et une fois la terre partie, il n’y a plus de retour en arrière. Les jeunes partent pour la ville — que vont-ils y faire ? Travailler comme gardien·ne·s de sécurité ? Nous sommes paysan·ne·s. Si nous arrêtons l’agriculture, qu’est-ce que les gens mangeront — des pierres et du sable ? »
Sa frustration reflète un schéma plus large
À Devanahalli, près de l’aéroport international de Bengaluru, des paysan·ne·s mènent depuis trois ans une protestation pacifique contre les efforts d’acquisition de terres par la Karnataka Industrial Areas Development Board (KIADB). La région, autrefois une ceinture agricole prospère soutenant diverses formes de moyens de subsistance — de l’horticulture et la sériciculture à la culture du raisin et l’élevage — est désormais sous pression croissante en raison de l’expansion urbaine et du développement industriel. La semaine dernière, la situation a pris un tour dramatique lorsqu’un paysan, accablé par l’incertitude et la pression prolongées, a tenté de mettre fin à sa vie. Cet incident a mis en lumière le lourd tribut émotionnel et économique que ces luttes pour la terre ont pris sur les communautés agricoles.
Un rapport récent de la journaliste du Deccan Herald, Varsha Gowda, dresse un tableau sombre de la perte de terres et des moyens de subsistance.
Au cours des vingt dernières années, plus de 35 % des paysan·ne·s du nord de Bengaluru, de Doddaballapur et de Devanahalli ont vendu leurs terres. Les résultats :
- 34 % des foyers paysans déplacé·e·s n’ont repris aucune activité après la vente
- Seuls 17,2 % ont trouvé un emploi formel
- Les autres se sont tourné·e·s vers le travail manuel, les petits boulots ou le commerce informel
La plupart ont utilisé l’argent de la compensation pour rembourser des dettes ou construire des maisons modestes, mais peu ont pu reconstruire des moyens de subsistance stables. Le rapport souligne non seulement la perte de terres agricoles, mais aussi une érosion plus profonde de la dignité, de l’autonomie et de l’identité communautaire.
Cependant, il existe de l’espoir grâce aux initiatives locales, comme le souligne Nalini Gowda de KRRS :
« Cette initiative de commercialisation directe est notre forme de résistance. Notre récolte, notre prix, notre résistance. Nous voulons rester visibles et fixer l’agenda. Bien sûr, notre lutte pour un prix de soutien minimum continuera, et nous rappellerons à l’État son obligation de garantir légalement un prix minimum juste. Et des initiatives comme celle-ci nous aident à nous connecter directement avec les consommateur·rice·s — ils·elles peuvent voir les personnes derrière la nourriture dans leur assiette. Peut-être qu’ils·elles se rallieront à nos revendications. »
Selon KRRS, la participation à la première initiative de ce genre en temps récent a été impressionnante. Les paysan·ne·s ont rapporté des ventes collectives impressionnantes, avec près de 5 000 consommateur·rice·s ayant visité le marché en trois jours. Jayachandra cite l’exemple d’un producteur de papayes : « Il a pu vendre sa production à 20 ₹ le kg au santhe, contre des prix de l’APMC de 6–8 ₹. Les consommateur·rice·s étaient heureux·se·s de pouvoir acheter des produits frais à un prix inférieur à celui du marché, autour de 40 ₹ le kg. »
Encouragé·e·s par la réponse enthousiaste des habitant·e·s de Bengaluru à son initiative de permettre aux paysan·ne·s de vendre directement aux consommateur·rice·s, le Karnataka Rajya Raitha Sangha a décidé d’organiser ces marchés toutes les deux semaines.
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