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Droits de l’homme : « Si nous parlons, ils nous tuent, et aussi si nous nous taisons »

« Si nous parlons, ils nous tuent, et aussi si nous nous taisons ». Ainsi s’est exprimé un des représentants de la Minga qui s’est rendu à Bogota le 17 octobre dernier. Près de 10 000 autochtones, paysans et personnes d’ascendance africaine ont parcouru près de 600 kilomètres, de leurs territoires jusqu’à la capitale pour lancer un appel au respect de la vie des peuples autochtones, des communautés d’ascendance africaine et des communautés paysannes, au respect de leur droit de posséder la terre et à l’application de l’Accord de paix. Un des dirigeants d’une réserve autochtone :

« Nous avons marché jusqu’à la capitale pour demander au gouvernement d’agir sur quatre fronts : les peuples autochtones sont laissés à eux-mêmes alors qu’ils sont entourés d’acteurs armés qui envahissent nos territoires ; les assassinats systématiques des dirigeants sociaux, notamment dans le département du Cauca ; la création d’un débat avec les différents acteurs du gouvernement ; et finalement un appel à intervenir dans les politiques de manière à permettre que l’économie illicite cesse de gagner du terrain sur l’économie licite. »

C’est l’absence d’engagement du gouvernement dans la protection de la vie des dirigeants sociaux et des défenseurs des droits de l’homme et la fourniture de garanties effectives de sécurité aux communautés qui a motivé la marche de la Minga jusqu’à la capitale. Cette mobilisation avait pour but de dénoncer les problèmes structurels que le gouvernement ignore : militarisation des territoires, concentration du pouvoir, non-reconnaissance de l’Accord de paix et inaction de l’État devant les assassinats systématiques de dirigeants sociaux, l’augmentation des massacres, des déplacements forcés et d’autres violations graves des droits de l’homme.

Selon les données de l’INDEPAZ (Institut d’idées pour la paix), depuis la signature de l’Accord de paix jusqu’au 15 novembre 2020, 1 058 dirigeants sociaux et défenseurs des droits de l’homme ont été assassinés au pays alors que 254 de ces assassinats ont eu lieu en 2020.

Cela veut dire que 6 défenseurs des droits de l’homme sont assassinés chaque semaine. 37,6 % des homicides ont été d’autochtones, 10,1 % de personnes d’ascendance africaine et 52,1 % de paysans (communautaires, écologistes, dirigeants de programmes de substitution de cultures illicites). Il faut souligner aussi que 70,9 % des homicides ont été commis dans les secteurs ruraux.

Le programme Somos Defensores (Nous sommes des défenseurs) a révélé dans son rapport « Le virus de la violence » que les assassinats de dirigeants sociaux ont augmenté de 61 % de janvier à juin 2020 par rapport à la même période en 2019. La quarantaine imposée en raison de la pandémie de la covid-19 a réduit la mobilité des dirigeants et des défenseurs et les a obligés à rester chez eux de sorte qu’ils sont devenus des cibles faciles pour les acteurs armés qui les ont assassinés. Au cours des six premiers mois de 2020, 463 agressions de tout type notamment des menaces, des assassinats, des attentats, des détentions arbitraires, des judiciarisations, des disparitions forcées et des vols d’information ont été enregistrés.

Une des formes de harcèlement qui a causé le plus d’émoi a été l’augmentation des massacres en 2020, des crimes que le président Duque prétend appeler des « homicides collectifs » dans une tentative de développer une narration qui cache la gravité des faits et qui démontre son indifférence devant la recrudescence de la violence dans le pays.

C’est aussi avec le plus grand cynisme que Duque ose manipuler les données sur les massacres. Le 22 août, le président a partagé dans les réseaux sociaux des statistiques selon lesquelles de 2018 à 2020, il y aurait eu 34 massacres. Cela a suscité une série de critiques de la part de différents secteurs de la société civile, car les données que Duque a publiées diffèrent de celles dont disposent d’autres entités comme le ministère de la Défense ou le Bureau du Haut-Commissariat de paix[1], des organisations qui ont documenté 33 massacres au cours des 8 premiers mois de 2020.

Cependant, l’exacerbation du conflit et de la violence en Colombie suscite beaucoup plus d’inquiétude que ce qu’affirment les entités de l’État. Selon l’Observatoire des conflits, de la paix et des droits de l’homme d’INDEPAZ (une des sources d’information les plus fiables en raison de sa méthodologie basée sur l’analyse des informations publiées par les organisations de base ou les plateformes de droits de l’homme, les entités officielles et d’autres ONG), il y aurait eu 83 massacres durant la période de janvier à 13 décembre 2020.

En ce qui concerne l’assassinat de personnes en cours de réintégration, Duque affirme que moins de 50 anciens combattants ont été assassinés[2]. Mais la Commission colombienne de juristes soutient qu’en réalité, 238 cas de ce type ont été présentés, une statistique que partagent la plupart des organisations de droits de l’homme du pays. Fait à noter, le nombre d’assassinats d’anciens combattants que Duque reconnaît est basé sur des données du Bureau des droits de l’homme des Nations Unies, une entité qui a reconnu qu’elle n’a pas la capacité de se déplacer dans les régions où les crimes sont commis ni de vérifier les faits.

Le gouvernement Duque n’a absolument aucune volonté d’affronter les problèmes de sécurité et d’extermination systématique dont sont victimes les anciens combattants et leurs familles, lesquels sont produits dans le cadre de la violence politique que connaît le pays. Même si au point 3.4 de l’Accord, l’État s’est formellement engagé à démanteler les organisations et les criminels responsables d’homicides et de massacres, il n’a toujours pas conçu une politique publique pour remplir cet engagement. La Commission nationale des garanties de sécurité est l’instance chargée de concevoir une telle politique de démantèlement des organisations criminelles. Mais le travail n’a pas été fait à cause de la réticence du gouvernement. Par exemple, l’Accord stipule que la Commission de garanties doit se réunir une fois par mois, mais le gouvernement ne l’a convoqué que 5 fois en deux ans.

Le non-engagement du gouvernement en ce qui concerne la mise en œuvre de la politique de démantèlement des organisations criminelles et la prestation de garanties effectives de sécurité a aussi suscité des mobilisations de la part des anciens combattants. Pendant 14 jours, environ 2 000 anciens combattants de différentes régions du pays se sont rendus à Bogota dans un mouvement qu’ils ont appelé le « pèlerinage pour la vie et la paix ».

Le 1er novembre, près de 2 000 anciens guérilleros sans armes, vêtus en blanc et portant des drapeaux blancs sont entrés à Bogota dans le but d’exiger que le gouvernement national applique les Accords. Tous continuent de fermement tenir parole. Ils condamnent la violence et misent sur la paix même au risque de leur propre vie.

Source : El Espectador


[1] On note une sorte de schizophrénie de l’État devant le problème des assassinats des dirigeants sociaux : certaines institutions reconnaissent la systématicité des crimes alors que d’autres (notamment le président Duque et son cabinet) le nient.

[2] 45 segundos, 22 octobre 2020, « Indepaz y Gobierno Nacional difieren en cifra de asesinatos de líderes sociales en Colombia » (Indepaz et le gouvernement ne s’entendent pas sur le nombre d’assassinats de dirigeants sociaux en Colombie). Accessible à : https://45segundos.com/2020/10/22/indepaz-y-gobierno-nacional-difieren-en-cifra-de-asesinatos-de-lideres-sociales-en-colombia/