#17avril2021 Regards croisés sur l’histoire de cette journée et ce qu’elle signifie pour les paysan⋅ne⋅s du monde.

Il y a 25 ans, le 17 avril 1996, un groupe de paysans sans terre a été tué par la police militaire dans l’État brésilien du Para. Les paysans étaient membres du mouvement des sans-terre, Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST), qui étaient en route pour occuper des terres improductives après avoir été expulsés de leurs terres par le développement d’un grand projet minier. Des centaines de personnes ont défilé ensemble – y compris des femmes enceintes et des enfants – mais elles ont finalement été acculées par un groupe tout aussi important de policiers, qui ont attaqué à coups de gaz lacrymogènes et de munitions. 19 membres du MST ont été tués sur place, deux sont décédés plus tard des suites de blessures mortelles et plus de 60 autres ont été gravement blessés.

L’événement est connu sous le nom de massacre d’Eldorado dos Carajas, et sa date, le 17 avril, est désormais largement reconnue comme la Journée internationale de la lutte paysanne. Cette journée est devenue le symbole de la violence et de l’oppression dont sont victimes les paysan⋅ne⋅s du monde entier, soulignant l’importance pour les paysan⋅ne⋅s et les travailleur⋅se⋅s de la terre de s’organiser pour lutter contre cette injustice.

Aujourd’hui, Paula Gioia et Morgan Ody, deux membres de La Via Campesina, nous parlent de ce que cette journée représente pour elles, de la manière dont elles s’organisent actuellement pour le changement et des principaux défis qui attendent les paysan⋅ne⋅s en Europe et dans le monde.

PARLEZ-NOUS UN PEU DE VOUS, ET DE VOTRE IDENTITÉ DE PAYSANNES ET DE MILITANTES.

Paula :

Je suis originaire du Brésil et je vis en Allemagne depuis 20 ans. J’ai eu la chance, par l’intermédiaire d’un ami, de faire connaissance avec l’agriculture paysanne, dans la banlieue de Berlin, où je vivais à l’époque. Après avoir passé un an à aider mon ami dans son petit potager, j’ai compris que c’était ce que je voulais faire. J’ai pensé que ce serait une contribution beaucoup plus importante à la société – produire de la nourriture et se connecter à travers la dimension politique, les dimensions sociales – et aussi faire une activité saine pour mon corps, pour ma santé mentale et ainsi de suite. J’étais déjà engagée dans plusieurs sujets politiques auparavant, il était donc évident que je ne pourrais pas me lancer dans l’agriculture sans cette dimension politique.

À l’époque, nous étions en train de créer une association de jeunes agriculteur⋅rice.s dans notre région, car celle-ci est très touchée par l’accaparement des terres. Nous avons donc créé une association pour mettre fin à l’accaparement des terres et permettre aux jeunes agriculteur⋅rice⋅s d’accéder à l’agriculture. Nous avons pris contact avec l’AbL, qui est l’organisation allemande membre de La Via Campesina. Plus tard, je me suis installée dans une ferme communautaire. La ferme est devenue membre de l’AbL et j’ai commencé à m’engager internationalement pour l’AbL. Depuis 2015, je fais partie du comité de coordination de la Coordination européenne Via Campesina (ECVC) et je représente également ECVC au sein du comité de coordination international de La Via Campesina pour l’Europe.

Morgan :

Je suis paysanne, ou agricultrice, ou agricultrice paysanne – tout ce que vous voulez ! – en Bretagne sud. Je cultive des légumes pour le marché local. Je vends tous mes produits au marché de plein air voisin ainsi qu’à une AMAP (association pour le maintien de l’agriculture paysanne) et à une association de consommateurs, de plus ou moins 50 familles.

Pour moi, revenir à la terre et créer ma ferme, c’était vraiment une façon de dire : “OK, je veux reprendre le contrôle des conditions matérielles de ma vie et être capable de faire quelque chose qui a vraiment un impact, même petit. Mais ensuite, une fois que vous avez votre ferme et que vous faites pousser vos légumes, vous prenez conscience que ce petit impact n’est pas suffisant parce que même si vous vous sentez mieux dans votre propre vie, cela ne change pas le monde, cela ne change pas les inégalités ou le changement climatique ou la perte de biodiversité.

Je savais donc que j’avais besoin de revenir à des luttes paysannes plus politiques, et de m’organiser. Être ancrée dans le travail quotidien, à la ferme avec les animaux – cela nous donne de l’énergie et de la cohérence – mais aussi ne pas oublier que le monde ne changera que si nous prenons part aux luttes, si nous descendons dans la rue, si nous nous organisons pour être présent⋅e⋅s dans les institutions internationales qui traitent de l’agriculture. Nous devons vraiment faire les deux si nous voulons retrouver ce pouvoir.

QUE POUVEZ-VOUS NOUS DIRE SUR LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES LUTTES PAYSANNES, SUR SON HISTOIRE ET SUR CE QU’ELLE REPRÉSENTE POUR VOUS AUJOURD’HUI ?

Paula :

La Via Campesina est un mouvement paysan international et mondial, et chacune de nos organisations a ses propres formes de lutte. Certaines d’entre elles sont utilisées par différents membres, d’autres sont très particulières à un seul groupe. En ce qui concerne le 17 avril, il est très, très profondément lié aux luttes du mouvement des sans-terre au Brésil, le MST (Movimento dos Trabalhadores Sem Terra). L’un de leurs principaux moyens d’organisation consiste à occuper des terres improductives au Brésil. Le Brésil est un pays où il y a une énorme quantité de terres non productives entre les mains des oligarchies. En même temps, c’est un pays où les niveaux de pauvreté sont immenses.

Le MST tente d’organiser la population rurale pour occuper ces terres improductives et les utiliser pour l’agriculture. Il a un slogan : “La terre à ceux et celles qui la travaillent”. Donc, si vous avez un terrain et qu’à un moment donné vous ne produisez plus, vous perdez votre droit d’être dans cet espace.

En avril 1996, il y a eu une marche dans l’état de Para, au milieu de l’Amazonie au Brésil. Ils ont marché pendant une semaine environ, ou du moins c’était le plan. Mais après quelques jours, ils ont été confronté⋅e⋅s à la police, sur une autoroute près d’Eldorado dos Carajás, qui a arrêté cette marche – et puis il y a eu un massacre. C’était le 17 avril 1996. La police a fini par tuer 19 de ces centaines de personnes qui défilaient, sur place, et deux autres sont décédées à l’hôpital quelques jours plus tard. Depuis lors, nous célébrons ce jour en mémoire de nos camarades qui sont morts là-bas.

Morgan :

C’est le jour où les paysan⋅ne⋅s, les travailleur⋅se⋅s agricoles, les jeunes agissent tous ensemble à travers le monde, pour défendre nos droits, et notre identité. Très souvent, les gouvernements essaient d’opposer les agriculteur⋅rice⋅s les un⋅e⋅s aux autres – pour dire, par exemple, que les agriculteur⋅rice⋅s européen⋅ne⋅s doivent être compétitif⋅ve⋅s parce que sinon, les agriculteur⋅rice⋅s brésilien⋅ne⋅s vont prendre les marchés. Et ce sont des conneries. Nous – tous les paysan⋅ne⋅s du monde – avons le même intérêt, et nous ne nous opposons pas les un⋅e⋅s aux autres. Nous devons lutter contre la domination des grandes entreprises transnationales, qui tentent d’utiliser la division entre nous pour faire baisser les prix de nos produits et nous faire travailler davantage, dans leur intérêt. L’idée de LVC est donc que nous nous unissions dans le monde entier pour combattre le pouvoir des sociétés transnationales (STN) à l’échelle mondiale. Il y a un très fort sentiment de solidarité internationale, disant que tous les petits paysan⋅ne⋅s ont le même intérêt, partout dans le monde, et que nous ne voulons pas être divisé⋅e⋅s. Nous voulons lutter ensemble. Et je pense que c’est ce qui rend le 17 avril très, très fort.

QUE POUVEZ-VOUS NOUS DIRE AU SUJET DE LA DÉCLARATION DES NATIONS UNIES SUR LES DROITS DES PAYSAN⋅NE⋅S (UNDROP) ET DES AUTRES MOYENS UTILISÉS PAR LA LVC POUR PROTÉGER LES DROITS DES PAYSAN⋅NE⋅S ?

Paula :

Tout d’abord, il s’agit de la Déclaration sur les droits des paysan⋅ne⋅s et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. C’est important car l’idée n’est pas seulement de protéger les droits des agriculteur⋅rice⋅s propriétaires, mais aussi ceux des pêcheur⋅se⋅s, des éleveur⋅se⋅s, des travailleur⋅se⋅s de la terre, des travailleur⋅se⋅s migrant⋅e⋅s, des peuples indigènes, des sans-terre, etc. Je sais qu’il est plus facile de dire la Déclaration des droits des paysan⋅ne⋅s, mais je pense qu’il est très important de souligner que les sujets politiques de cette déclaration vont bien au-delà de la paysannerie elle-même.

Cette Déclaration a été un travail de plus de 17 ans – c’était un très long processus. Mais je dirais que ce n’était que le début, et que nous avons encore beaucoup à faire. Car tant que nous ne parviendrons pas à faire appliquer cette déclaration dans les législations nationales, elle ne sera qu’une référence. Il y a beaucoup plus de travail, peut-être plus que les 17 années précédentes, devant nous.

Une déclaration des Nations unies est un instrument de référence – mais en tant que telle, elle n’est pas contraignante. Nous, en tant qu’organisations de La Via Campesina et aussi d’autres mouvements et organisations alliés, avons donc la tâche de faire un travail de plaidoyer assez important auprès de nos gouvernements, pour qu’elle soit reflétée dans la législation nationale. Pour y parvenir, la création d’alliances est cruciale.

Morgan :

Je pense qu’à tous les niveaux, nous devrions utiliser la déclaration comme un outil pour nos luttes. Par exemple, nous avons cette lutte très forte autour des semences, et nous voyons qu’il y a différentes lois internationales autour des semences, qui s’opposent au traité international sur les ressources génétiques – l’article neuf stipule que les agriculteur⋅rice⋅s ont le droit d’échanger et de contrôler leurs semences. Mais il existe aussi des droits de propriété intellectuelle, qui rendent cet autre droit impossible. Je pense donc que l’UNDROP est l’un des outils que nous devons utiliser pour exiger que nos semences soient protégées. Nous voulons que nos droits, en tant que paysan⋅ne⋅s, pour toutes les semences soient protégés. Je pense donc que nous devrions l’utiliser de manière plus pratique.

Un autre sujet pourrait être la terre – dans la déclaration, il est reconnu que nous devrions avoir accès à la terre, y compris pour les jeunes. Et nous savons que ce n’est pas le cas, ce n’est certainement pas le cas au Royaume-Uni. Nous pouvons donc dire, regardez, nous avons cette déclaration des Nations unies, et nous voulons avancer sur le droit d’accès à la terre, y compris pour les jeunes qui veulent devenir agriculteur⋅rice⋅s. Je pense que c’est en l’utilisant dans notre vie quotidienne, dans les organisations paysannes, que nous lui donnerons vraiment vie.

PARLONS PLUS EN PROFONDEUR DU TERME “PAYSAN⋅NE”. QUE POUVEZ-VOUS NOUS DIRE SUR LA COMPLEXITÉ DE CE MOT ? PENSEZ-VOUS QU’IL SOIT NÉCESSAIRE DE LE RÉCUPÉRER OU DE LE PROTÉGER D’UNE MANIÈRE OU D’UNE AUTRE ?

Morgan :

Je pense qu’il est important de récupérer le mot “paysan”, mais je pense que nous devons réfléchir à ce que cela signifie de récupérer ce mot. Un piège pourrait être de le récupérer, mais d’une manière qui exclut de nombreux agriculteur⋅rice⋅s – qui est en quelque sorte méprisante et moralisatrice, envers les agriculteur⋅rice⋅s qui utilisent des produits chimiques, par exemple. Et je pense que c’est un piège. Ce n’est pas ce que nous voulons faire en récupérant le mot paysan.

Ce que nous voulons, c’est que les gens qui travaillent la terre, qui travaillent avec les animaux, reprennent confiance et se reconnectent avec cette histoire très longue de la paysannerie, qui est basée sur l’autonomie, la solidarité, la construction de communautés… Nous ne voulons pas que ce soit exclusif. Il ne s’agit pas d’opposer les “bon⋅ne⋅s” petit⋅e⋅s paysan⋅ne⋅s biologiques aux “mauvais⋅e⋅s” agriculteur⋅rice⋅s qui utilisent des produits chimiques, par exemple.

Nous avons eu cette discussion, ces derniers jours, pour savoir si nous devions dire que l’Europe a besoin de plus d’agriculteur⋅rice⋅s ou que l’Europe a besoin de plus de paysan⋅ne⋅s. Ce n’est pas un débat en français, parce qu’en France, cela fait 40 ans qu’on se réapproprie le mot paysan, c’est fait. Ce n’est pas totalement accepté, mais maintenant, même lorsque le ministère de l’agriculture parle à la télévision, il parle de paysan⋅ne⋅s, et tous les agriculteur⋅rice⋅s, même ceux et celles qui cultivent 200 hectares de céréales, comprennent qu’ils parlent d’eux. Mais je ne pense pas que ce soit le cas au Royaume-Uni, ou en anglais, lorsque vous utilisez le terme paysan. Il est très probable que quelqu’un qui possède une ferme avec 80 vaches laitières pensera “Ce n’est pas moi. Je suis un agriculteur, pas un paysan”. Cela peut être exclusif. Je pense donc que ce n’est pas facile, mais nous devons trouver des moyens de récupérer le mot. C’est un processus à long terme, mais il s’agit aussi de dire au type qui a 80 vaches : “Vous êtes avec nous, et nous reconnaissons que vous vous battez vraiment, et que vous essayez de faire de votre mieux. Nous sommes vos allié⋅e⋅s et nous voulons travailler avec vous. Que vous soyez un agriculteur⋅rice ou un paysan⋅ne, cela n’a pas d’importance. Venez avec nous et nous lutterons ensemble”.

POUR L’AVENIR, QUELS SONT, SELON VOUS, LES PRINCIPAUX DÉFIS DU MOUVEMENT PAYSAN ?

Morgan :

Le contexte change très rapidement. Le capitalisme change très rapidement avec cette pandémie. Il y a 10 ans, les compagnies pétrolières dominaient le monde. Maintenant, ce sont les entreprises d’internet et de biotechnologie qui prennent un pouvoir énorme. Je pense qu’en agriculture, c’est le principal problème. Il s’agit de savoir si nous allons laisser ces grandes entreprises de biotechnologie et d’Internet prendre tout le pouvoir dans notre monde. Et nous devons être très clair⋅e⋅s sur le fait que, nous – paysan⋅ne⋅s, agriculteur⋅rice⋅s, paysan⋅ne⋅s-agriculteur⋅rice⋅s – tous ensemble, sommes les gardien⋅ne⋅s de la vie. Et la vie n’est pas à vendre. Nous ne voulons pas qu’elle soit à vendre. Je pense que nous sommes les gardien⋅ne⋅s de l’humanité et que nous avons un sens de la relation avec ce qu’on appelle la “nature”, en nous connectant aux animaux et aux plantes d’une manière qui n’a rien à voir avec le marché ou l’argent.

Il est très clair aujourd’hui que les grandes entreprises de l’internet essaient de prendre le contrôle, par exemple, du forum économique mondial, elles essaient d’enlever le pouvoir des institutions des Nations unies, par le biais du sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires. Le pouvoir a été pris par ces grandes entreprises. Et c’est la raison pour laquelle nous refuserons ce sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires. Non pas parce que nous ne sommes pas intéressés à discuter des systèmes alimentaires, bien sûr que non, mais parce que nous ne voulons pas parler avec les entreprises d’Internet. Nous voulons que les États et les personnes gardent le pouvoir, pas eux.

Ce n’est pas seulement pour nous que nous faisons ça. C’est pour tout le monde, pour les citoyen⋅ne⋅s. Je n’aime pas parler des “consommateur⋅rice⋅s”, parce que je pense que les consommateur⋅rice⋅s sont aussi tous les travailleur⋅se⋅s, et des personnes – pas seulement des consommateur⋅rice⋅s. Les entreprises de biotechnologie et les sociétés Internet prétendent qu’elles ont des solutions contre le changement climatique et la perte de biodiversité, mais nous savons que ce sont de fausses solutions, et nous savons que seule l’agroécologie paysanne peut vraiment résoudre le problème. Tout le monde est concerné par cela.

Et enfin, s’ils prennent le pouvoir, cela va augmenter massivement les inégalités, et nous savons que les inégalités sociales sont déjà un problème fort. Notre vision de l’agroécologie paysanne consiste à partager les ressources, à partager les revenus, et à avoir un monde où nous sommes tous et toutes égaux, avec moins d’inégalités. Je pense que c’est aussi une question importante – la question de l’accès, pour les personnes pauvres d’accéder à une bonne nourriture, est un énorme défi.

Paula :

La création d’alliances est extrêmement importante – avec les secteurs de la production alimentaire, mais aussi avec d’autres secteurs de la société – consommateur⋅rice⋅s-citoyen⋅ne⋅s, chercheur⋅se⋅s-citoyen⋅ne⋅s, ONG et autres institutions progressistes. C’est une façon de renforcer nos demandes, de renforcer nos arguments, de renforcer notre capacité à développer des stratégies, de renforcer nos visions. Toute transformation des systèmes alimentaires ne nécessite pas seulement ceux et celles qui produisent la nourriture, mais un effort conjoint de toute la société.

Un exemple concret que j’expérimente ici dans ma région, depuis un an et demi, est la création d’un conseil alimentaire, qui est un moyen de rassembler tous les différents acteur⋅rice⋅s, tous les différents secteurs de la société, et de discuter ensemble de la stratégie alimentaire de notre région. C’est très intéressant parce que seuls, nous n’avons que la vision de ce dont les paysan⋅ne⋅s ont besoin, mais ce dialogue est extrêmement important, pour comprendre aussi les besoins des autres, afin de développer une stratégie ensemble. Au lieu d’opposer les environnementalistes aux agriculteur⋅rice⋅s, ou les consommateur⋅rice⋅s aux agriculteur⋅rice⋅s, nous voulons nous réunir et nous développer ensemble de manière à ce que chacun obtienne ce dont il a besoin et contribue conjointement à cette transformation, qui est pour nous tous, pour notre planète et pour les générations futures.